Interview pour Atlantico


Dans une Tribune publiée par le Monde, Alexis Tsipras, premier ministre grec appelle une nouvelle fois à un réaménagement de la dette de son pays, une question qui devrait être soulevée lors d’une rencontre prévue ce 15 juin des ministres des finances de la zone euro. Alors que la crise perdure depuis l’année 2010, comment comprendre la problématique de la dette grecque au travers du prisme des créditeurs ? Qui sont ceux qui ont contracté la dette à l’origine et quels sont ceux qui sont aujourd’hui « à risque » pour la question du réaménagement ? Comment ce transfert s’est-il opéré, et à quelles conditions ?

La crise grecque a débuté fin 2009, lorsque le gouvernement a reconnu que les statistiques des finances publiques étaient manipulées depuis plusieurs années. La dette publique s’élevait alors à 300 milliards d’euros, soit 126 % du PIB, ce qui représentait un niveau certes élevé, mais a priori pas catastrophique, et qui était la conséquence d’une mauvaise gestion des deniers publics, de divers cadeaux fiscaux, mais également de la crise financière mondiale.

Les créanciers de la Grèce étaient alors à 95 % des agents privés : majoritairement des banques, mais également des fonds d’investissement, des fonds de pension ou des assureurs. Et, conséquence de la libéralisation des marchés et de l’intégration européenne, la majorité de ces créanciers ne résidait pas en Grèce, mais au Royaume-Uni, en France ou en Allemagne.

En quelques années, la situation s’est totalement inversée : la dette grecque est aujourd’hui détenue à 75 % par les autres États de la zone euro, soit directement, soit indirectement par le biais d’institutions (le Fonds européen de stabilité financière, le Mécanisme européen de stabilité et la Banque centrale européenne).

Comment ce transfert de propriété s’est-il opéré ? C’est la conséquence des décisions prises par les dirigeants de la zone euro en 2010, Sarkozy et Merkel en tête, qui voulaient éviter à tout prix que les banques françaises et allemandes encaissent des pertes. Plutôt que d’organiser à ce moment-là une restructuration de la dette grecque, ils ont préféré gagner du temps pour permettre aux banques de désengager : le premier plan d’assistance financière de 2010 a ainsi permis que soient remboursés les créanciers privés dont les prêts arrivaient bientôt à échéance. Puis, en 2012, une restructuration a finalement dû être actée au vu de la gravité de la situation, mais celle-ci a été organisée de façon à permettre aux banques qui ne l’avaient pas déjà fait de se désengager avec des pertes limitées.

Le discours général évoque régulièrement le fait que les Européens ont « payé » pour la Grèce ? Qu’en est il dans la réalité ? Qui ont été les véritables débiteurs de l’économie grecque depuis la survenance de la crise ?

Il faut insister sur le fait que les contribuables européens n’ont à l’heure actuelle rien donné à la Grèce, ni encaissé aucune perte. L’aide financière fournie n’a consisté qu’en des prêts, et ceux qui sont déjà arrivés à échéance ont été remboursés (certes grâce à de nouveaux prêts). Et même en ce qui concerne les taux d’intérêts demandés à la Grèce, ceux-ci sont légèrement au-dessus des coûts de financement des États européens, ce qui signifie que ces derniers ne font aucune perte dans l’opération, mais enregistrent même de légers gains.

En réalité, les seuls à avoir aujourd’hui « payé » pour la crise grecque sont les Grecs eux-mêmes, et ils ont payé bien plus que ce qui était nécessaire. Leur économie est exsangue, le taux de chômage comme le taux de pauvreté sont très élevés. Cet effondrement économique, sans précédent pour un pays européen en temps de paix, est largement imputable aux politiques d’austérité absurdes qui ont été imposées en contrepartie de cette assistance financière. Il aurait été possible de faire autrement, c’est-à-dire de construire une stratégie de remboursement compatible avec le redressement du pays, mais l’aveuglement idéologique et les rapports de force politique ont empêché qu’une telle solution émerge.

À l’inverse, on peut considérer que les créanciers privés, en particulier les banques, s’en sont tirés à très bon compte. La soi-disant « discipline de marché » a bien mal fonctionné. D’une part les marchés financiers n’ont pas exercé en amont leur fonction de contrôle, car ils ont prêté à un État qui manipulait ses comptes (d’ailleurs avec la complicité de la banque Goldman Sachs). D’autre part ils ont encaissé peu de pertes, alors qu’une logique de responsabilisation voudrait qu’ils soient bien plus mis à contribution.

Au regard de la configuration actuelle, quelle serait une solution économique acceptable par tous pour permettre une fin de crise ? Quels en sont les enjeux politiques ?

Malheureusement, et c’est toute la difficulté de la situation, on voit mal comment pourrait émerger une solution qui soit à la fois politiquement acceptable par toutes les parties et économiquement réaliste.

Ce qui est en discussion à l’heure actuelle au sein de l’Eurogroupe, c’est une restructuration limitée de la dette grecque qui serait effective à l’horizon du second semestre 2018, c’est-à-dire lorsque prendra fin le programme actuel d’assistance financière. Concrètement, il s’agirait d’augmenter les délais de remboursement des prêts, et de prendre quelques mesures techniques pour limiter la hausse de la charge d’intérêts (par anticipation de la remontée future des taux, qui surviendra avec la normalisation inévitable de la politique monétaire). La tribune publiée aujourd’hui par Tsipras s’inscrit dans le cadre de cette discussion, ce qui montre qu’un point d’équilibre politique est probablement à portée de main.

À l’OFCE nous avons mené une analyse de ce scénario de restructuration, et la conclusion à laquelle nous sommes parvenus est qu’il n’est pas réaliste. Un retour aux marchés dans ces conditions dès 2018, donc à des taux nettement plus élevés que ceux proposés aujourd’hui à la Grèce, conjugué à la remontée future des taux d’intérêt déjà évoquée, conduirait à un emballement progressif de la dette (par effet « boule de neige »), et donc à une nouvelle crise.

Autrement dit, ce qui semble politiquement possible aujourd’hui n’est pas cohérent d’un point de vue économique.

Un scénario soutenable du point de vue économique consisterait à accorder une remise substantielle de la dette grecque, par exemple en la ramenant à 100 % du PIB (contre 179 % aujourd’hui). Cela permettrait un retour aux marchés dans de bonnes conditions, et aurait un effet très positif sur la confiance, favorable à l’investissement. L’impact serait bien sûr négatif sur les finances publiques des autres États de la zone euro, mais il faut toutefois en relativiser la portée, car il s’agirait d’un coût de seulement 1,2 % du PIB de la zone euro, pouvant être étalé dans le temps.

Et, au-delà de la dimension purement financière, cela enverrait un signal positif sur l’avenir de la zone euro, qui montrerait sa capacité à surmonter ses crises et à maintenir sa cohésion. Cependant, un tel scénario semble politiquement inenvisageable du côté des pays créanciers, en particulier pour l’opinion publique allemande qui a le sentiment de déjà payer trop pour les Grecs.

Un autre scénario consisterait à ce que les pays créanciers s’engagent à refinancer la dette grecque jusqu’en 2050 en lui garantissant des taux d’intérêt faibles (ceux auxquels ces États se refinancent eux-mêmes). Il faudrait également renoncer à imposer à la Grèce des politiques d’austérité tant que l’économie n’a pas redémarré. Cette solution aurait l’avantage d’être neutre financièrement pour les créanciers. Mais elle demanderait un revirement idéologique de ces derniers. Et surtout, elle impliquerait une perte importante de souveraineté pour la Grèce, qui se retrouverait dans une situation de dépendance pour plusieurs décennies, ce qui rend un tel scénario politiquement difficile à accepter pour elle.

On le voit, la crise grecque, qui dure pourtant depuis près de huit années, n’est toujours pas prête d’être résolue…


Initialement publié sur le site d’Atlantico