Entretien pour la revue Ballast


Commençons par le plus simple : pouvez-vous nous rappeler ce qui différencie la dette (publique) d’un État et la dette (privée) d’une entreprise ou d’un ménage ?

Il y a deux raisons fondamentales pour lesquelles on ne peut pas comparer la solvabilité (c’est-à-dire la capacité à rembourser un prêt) d’un État et d’un ménage. La première, c’est que l’État n’a pas de durée de vie limitée, il ne va pas mourir demain ni dans cinquante ans, sauf événement historique exceptionnel : parce que la durée du politique est une durée infinie, l’État n’est pas soumis à une contrainte de remboursement avant une date butoir au sens propre — sa propre mort, que nul ne prévoit ! C’est pourquoi il peut en permanence « rouler sur sa dette », c’est-à-dire réemprunter pour rembourser ses échéances passées. La seconde différence, c’est que l’État est capable de lever l’impôt parce qu’il dispose d’un pouvoir que les acteurs privés n’ont pas : il est souverain, il a le monopole de la violence légitime, donc il peut augmenter par une simple décision les recettes qu’il prélève sur la société pour les réutiliser au titre du commun, et pour rembourser ses créanciers. Alors qu’un ménage ne peut décider du jour au lendemain d’augmenter son salaire, ni une entreprise de lever l’impôt sur ses voisines…

L’assimilation classique entre dette publique et dette privée (le fameux « la France est en faillite » !) n’est donc qu’un mythe ?

Oui, d’autant plus qu’un État ne peut pas faire faillite au sens où on l’entend pour une entreprise ou un ménage. Si un État s’est endetté dans sa propre monnaie, il peut rembourser ses créanciers simplement en créant de la monnaie ! C’est le cas des États-Unis ou du Japon, dont la dette pourtant élevée n’inquiète pas les marchés. Mais justement, en zone euro, les États ont choisi de se lier les mains et ont en quelque sorte renoncé à avoir leur propre monnaie, puisque la Banque centrale européenne a interdiction de leur prêter. D’où la crise actuelle ! Et quand bien même un État suspendrait les remboursements à ses créanciers, aucun huissier ne viendrait saisir ses biens ; il n’est pas placé sous la tutelle d’un juge, son activité n’est pas interrompue, car il est souverain. Un tel défaut — fréquent dans l’Histoire — n’est bien sûr pas sans conséquences, mais cela ne peut pas être mis sur le même plan qu’une faillite privée qui, elle, se rapproche d’une mort économique. Plus généralement, pour juger de la santé financière de l’État, il faudrait aussi regarder la « dette nette », et pas seulement la « dette brute » scrutée par les commentateurs et la Commission européenne. La dette brute, c’est la dette totale, le passif non corrigé, donc, des actifs que l’on peut mettre en face. Alors que la dette nette, c’est la dette diminuée de tout ce que l’État possède. Pour la France, la dette brute était de 97 % du PIB fin 2016. Mais quand on comptabilise les actifs financiers de l’État, alors la dette nette tombe à 88 %. Et, surtout, si on comptabilise l’ensemble des actifs (terrains, bâtiments…), la dette nette devient négative, à −12 % du PIB environ. Autrement dit, l’État a plus d’actifs que de passifs : on est bien loin de la faillite ! Le choix d’un indicateur de dette plutôt qu’un autre est donc un enjeu très politique.

Mais attention : il y a un enjeu théorique sur le calcul de ces actifs — comment donner un prix à l’intangible ? Les bâtiments, le patrimoine mobilier, les participations dans les entreprises, on sait le calculer, mais on pourrait aussi comptabiliser les impôts futurs, comme certains comptabilisent désormais les « dettes hors bilan » qui sont les dettes futures (liées aux charges de retraite prévisibles, par exemple). Et derrière se cache un autre enjeu plus politique aussi : car il ne s’agit pas pour autant de considérer que tout peut être marchand (quel est le « prix » de La Joconde ?) et que l’on pourrait tout vendre, voire brader un jour ! Le risque, c’est aussi de manipuler un jour ce concept de dette nette pour en faire un argument de privatisation, comme en Grèce. C’est donc important de rappeler que la faillite n’est pas pour demain, mais important aussi de ne pas tout comptabiliser en termes d’actifs contre passifs, comme si les créanciers avaient du coup une sorte de droit à se rembourser sur cet actif en exigeant de l’État qu’il vende tout, même ses plages, et privatise des biens publics parce qu’ils auraient une « valeur » identifiable !

Vous avez récemment affirmé, au cours d’une conférence, que « l’euro est un facteur de crise économique, sociale et démocratique. C’est un carcan qui alimente le chômage de masse en France et vise à verrouiller toute alternative. » C’est une prise de position nette et forte…

Évidemment, on a des situations très différentes dans la zone euro. Mais dans les pays dits du Sud (la Grèce, l’Espagne, le Portugal, l’Italie et même, partiellement, la France), il y a trois enjeux majeurs qui font que l’euro entre en conflit direct avec les objectifs des mouvements de transformation sociale. Le premier problème de l’euro est d’ordre démocratique. On a confié la gestion de la monnaie à une banque centrale « indépendante », c’est-à-dire indépendante des peuples, mais certainement pas des marchés financiers ! N’oublions pas que le président de la BCE est un ancien de Goldman Sachs. Or on voit que cette institution a joué un rôle déterminant dans l’échec de l’expérience Syriza. En février 2015, la BCE a délibérément coupé un des deux robinets à liquidités des banques grecques. Ensuite, elle a laissé entendre qu’il y avait un début de panique bancaire — et dans la bouche d’un banquier central, un tel propos est largement autoréalisateur. Enfin, elle a coupé totalement le robinet à liquidités, juste avant le référendum de juillet, ce qui a paralysé totalement le système bancaire. En clair, la BCE a appliqué son « véto monétaire » à la ligne de rupture avec le néolibéralisme sur laquelle Syriza avait été élu. Une telle violence institutionnelle n’aurait pas été possible si le gouvernement grec avait eu le contrôle de sa monnaie.

Le deuxième problème, c’est la surévaluation de l’euro pour les pays du Sud. En 1999, on a certes fixé une parité entre les anciennes monnaies nationales et l’euro, mais depuis, surtout les premières années de l’euro jusqu’à la crise de 2007-2008, les divergences de trajectoire se sont aggravées, parce qu’on avait une inflation beaucoup plus faible en Allemagne ou aux Pays-Bas que dans les pays du Sud et, de ce fait, le prix des biens au Sud s’est retrouvé plus élevé relativement. Ça a créé des différentiels de compétitivité… Ce n’est pas quelque chose de naturel à gauche de parler compétitivité, je sais, puisqu’on n’est pas dans l’idée de tout soumettre à un critère de rentabilité du capital. C’est un concept qu’on a du mal à manipuler, mais le fait est que quand on vit dans un système capitaliste, c’est la concurrence qui règle pour l’essentiel les échanges, marchands, du moins ; quand on se retrouve avec de forts différentiels de prix, on pénalise nécessairement ceux qui vendent plus cher… De ce fait, les pays du Sud ont plus de mal à exporter que ceux du Nord : le cercle vicieux des déséquilibres économiques est enclenché. Comme les entreprises ne peuvent plus compter sur une dévaluation monétaire, c’est-à-dire faire en sorte que les parités s’ajustent pour refléter la situation économique, elles font de la dévaluation par les salaires pour rester compétitives… C’est ce que l’Allemagne avait déjà pratiqué au début des années 2000, avec notamment les lois Hartz. Comme cette dévaluation salariale interne s’est faite dans un contexte mondial porteur, la croissance n’en a pas trop été affectée, même si cela a eu des conséquences sociales négatives — la multiplication des travailleurs pauvres, par exemple. Les pays du Sud, eux, se sont retrouvés à devoir courir derrière l’Allemagne, mais dans des conditions de crise mondiale, avec une demande en berne. Or baisser les salaires et revoir la protection sociale en temps de crise est une catastrophe : ça déprime encore plus la demande, c’est exactement l’inverse de ce qu’il faut faire quand tout va mal ! Cela explique pour une bonne part l’explosion des taux de chômage en Grèce et en Espagne à plus de 25 %.

Le troisième facteur de blocage, c’est l’austérité budgétaire. La zone euro s’est construite dès le début, dans les traités eux-mêmes, autour de la question de la « responsabilité » budgétaire, c’est-à-dire avec des règles de principe sur le déficit maximal (les fameux 3 % du budget annuel d’un État, une limite tout à fait arbitraire en réalité, qui n’a aucun fondement scientifique). Le contrôle budgétaire des États membres est devenu de plus en plus étroit, avec ces dernières années des réformes aux noms barbares (two-pack, six-pack, TSCG…) qui consistent à corseter la capacité des États nationaux à utiliser leur politique budgétaire, et à leur imposer, de fait, une politique d’austérité, y compris au moment où c’est économiquement le plus absurde. On a fait de la politique fiscale austéritaire, « pro-cyclique », c’est-à-dire aggravant le cycle économique dans lequel on était, au lieu de faire jouer ce qu’on appelle les « stabilisateurs budgétaires » (la protection sociale, l’investissement) qui auraient dû se mettre en place contre le cycle pour nous permettre de sortir de cette crise !

Bref, vous nous dites qu’à cause de l’euro et avec l’euro, on a oublié la leçon de Keynes, pour faire exactement l’inverse de ce qu’il aurait fallu faire ? On se serre la ceinture au moment même où seule la relance nous aurait permis de retrouver un équilibre budgétaire, parce que c’est la relance qui redynamise la demande, donc peut faire rentrer des recettes ?

Oui, c’est très clair en zone euro. Il y a eu deux phases de la crise : dans la première, 2007-2008, on affronte la crise financière, la récession mondiale, et on redécouvre les politiques keynésiennes — mais à partir de 2010-2011, les mentalités changent en Europe, on arrête prématurément cette politique de relance et on passe brutalement à l’austérité, contrairement aux États-Unis, par exemple. On voit très nettement que c’est à partir de là que nos courbes de croissance divergent : l’Europe replonge dans une crise ; elle s’offre un deuxième plongeon à cause de l’inadaptation de ses politiques qui viennent comprimer la demande, au moment précis où il aurait fallu conforter les politiques de relance. C’est là qu’on voit les États-Unis rebondir, quand nous accumulons du retard.

Les économistes européens sont donc complices ? Comment s’expliquer cet aveuglement généralisé de toute une corporation — sauf une petite minorité, les « hétérodoxes » dont vous êtes, qui n’est pas entendue par le pouvoir ?

Difficile de répondre précisément, mais il y a un mélange entre un débat académique et une dimension idéologique avec des ressorts politiques qui ne sont pas toujours nobles. Ce qui est sûr, c’est que le patronat trouve un intérêt à cette situation, parce que celui des pays du Nord conserve un avantage énorme sur ses concurrents, pendant que celui du Sud peut utiliser l’argument du manque de compétitivité pour exiger des baisses de salaires et augmenter ses profits… Compliqué dans ces conditions de rétablir un rapport de forces sans changer complètement les règles du jeu au sein de la zone euro. L’idée d’une Europe sociale, c’est bien ce qu’une partie de la gauche défend depuis longtemps : la coordination des salaires, la création d’une assurance chômage européenne qui permette de faire des transferts automatiques, etc. Cette solution était la plus logique. La coordination des politiques de relance à l’échelle du continent a bien plus de sens qu’à la seule échelle nationale, parce qu’une relance unilatérale peut servir à aller acheter chez le voisin, alors que si on relance tous ensemble, la zone euro étant assez fermée économiquement, tout le monde en profite. La réforme radicale de l’euro est la solution la plus rationnelle. Mais on voit bien que la réalité politique ne suit pas. L’une des théories, développée en particulier par mon collègue Cédric Durand, c’est que la convergence politique entre les États membres est impossible à l’heure actuelle parce que l’euro engendre structurellement des divergences de subjectivité politique — cela veut dire que les intérêts matériels objectifs des citoyens des pays du Nord et du Sud divergent trop, du fait même de l’existence de la monnaie unique. Ceux du Nord ont tout intérêt à rester dans la configuration actuelle car ils bénéficient du quasi-plein emploi et ne voient pas pourquoi ils payeraient pour ces « paresseux » du Sud qui, eux, ont une économie déprimée et le sentiment de s’être transformés en protectorat de la Troïka. Comment, dans ces conditions, construire un peuple européen qui pourrait dans un grand mouvement d’ensemble décider de refonder l’Union européenne sur de nouvelles bases ?

En un mot, difficile de savoir ce qui pourrait convaincre les Allemands de revoir en profondeur la construction d’un euro qui les a tant servis et leur permet d’exporter plus que tous les autres. En plus, on peut penser que le vieillissement démographique accentue ce phénomène : en exportant, les Allemands accumulent des actifs à l’étranger, deviennent les créanciers du monde entier, ce qui du coup contribue à financer leurs retraites futures. Un peuple qui vieillit a tout intérêt à accumuler de l’épargne… Sans compter le fameux traumatisme allemand vis-à-vis de l’inflation. Ce n’est pourtant pas si évident que la montée du nazisme dans les années 1930 ait été liée à la seule hyperinflation ! Mais en tout cas, ça joue un rôle dans l’imaginaire collectif : la peur de l’inflation est bien présente, et quand on a peur de l’inflation, on considère que tout déficit public risque de l’aggraver — même si là encore la causalité n’est pas évidente. Plus prosaïquement, c’est surtout que l’excédent commercial allemand accumulé à force d’exporter leur permet d’avoir un taux de chômage historiquement bas, qui vient de passer sous les 4 % : pourquoi changeraient-ils ? Mais il faudrait relativiser : le temps partiel des femmes est beaucoup plus développé en Allemagne et peut expliquer en partie ce taux, et puis ils le paient avec le phénomène des travailleurs pauvres. Mais le fait est que presque tout le monde a un travail — pas forcément désirable, mais un travail…

Même si on ne peut embarquer les Allemands dans la réforme de l’euro, on peut imaginer qu’il faudra en sortir, un jour ? C’est pourtant une sorte de tabou, à gauche (un peu moins ces derniers temps, avec le plan B évoqué par Mélenchon et les positions de Lordon), comme si le Front national avait le monopole du sujet. Faut-il avoir peur de sortir de l’euro ?

On voit bien que le Front national reste dans une ambiguïté volontaire avec, d’un côté, un discours sur la souveraineté monétaire, logique dans ce camp, avec l’idée sous-jacente que l’espace national est le seul pertinent pour la prise de décision politique. Mais d’un autre côté, il est pris dans une contradiction parce qu’une partie de son électorat est constituée d’épargnants qui ont peur d’une sortie qui leur ferait perdre du pouvoir d’achat international, et qui ne seraient pas du tout prêts à le suivre sur ce terrain. Le FN parle donc à la fois d’une sortie de l’euro et d’un « franc fort », ce qui est totalement paradoxal, parce que l’intérêt de sortir de l’euro c’est justement d’avoir un franc moins fort, réajusté, ce qui favoriserait l’emploi ! C’est un discours absurde, qui ne vise qu’à rassembler différents pans de son électorat, aux intérêts parfaitement divergents. On peut penser qu’il n’a pas vraiment préparé de stratégie sur ce terrain et qu’en réalité il n’a pas du tout l’intention d’en sortir s’il parvenait au pouvoir. Pour répondre maintenant à la question de fond : désastre ou pas ? D’abord, il faut distinguer deux situations. D’une part un démantèlement organisé, une sorte de divorce à l’amiable comme l’imagine Joseph Stiglitz, le « prix Nobel d’économie » qui a récemment sorti un livre sur le sujet ; d’autre part, une sortie unilatérale d’un pays.

Un divorce à l’amiable permet beaucoup de choses : imaginer des accords de coopération entre les banques centrales pour négocier les ajustements des nouveaux taux de change ; un contrôle temporaire des mouvements de capitaux ; des accords sur la gestion des dettes respectives des États. Parce que l’enjeu majeur, c’est de savoir quoi faire des dettes dues par un Français, par exemple, à un Allemand : combien devra-t-il après la sortie de l’euro ? Paiera-t-il en nouveaux francs ou en nouveaux marks ? L’un des deux y perdra forcément… Donc ce sera un nouveau rapport de forces, parce que l’impact sera important : le débiteur a intérêt à rembourser dans une monnaie faible, le créancier à être payé dans une monnaie forte ! Il y a une dimension juridique complexe sur laquelle nous avons travaillé avec Cédric Durand. Le côté rassurant, c’est que nous avons montré que la dette publique française était essentiellement libellée en « droit national » : les juristes nous disent qu’en cas de démantèlement de l’euro, le critère qui permettrait de déterminer la monnaie de remboursement, ce serait la juridiction qui gouverne le contrat à l’origine de la dette. Donc la dette publique française, quasi exclusivement libellée en droit national, serait soumise aux règles des tribunaux français — et il suffirait que la loi prévoie un remboursement dans la nouvelle monnaie pour que la dette se trouve de fait libellée dans la nouvelle monnaie. Alors bien sûr, pour les investisseurs étrangers qui se retrouveraient remboursés dans une monnaie moins forte, ce serait perçu comme une sorte de défaut, ils y perdraient au final en pouvoir d’achat international, et on peut du coup s’attendre à des mesures de rétorsion de fait : une difficulté à se financer sur le marché international, à trouver des prêteurs, donc à une remontée des taux d’intérêt — c’est ce qu’a dit récemment la Banque de France, qui a proposé un chiffrage à 30 milliards d’euros de coût supplémentaire sur la dette française.

Néanmoins, on peut nuancer cette analyse. Il faudrait envisager que la nouvelle Banque centrale française finance l’État, rachète sa dette. On peut aussi mobiliser l’épargne bancaire en obligeant les banques à prêter une certaine quantité de monnaie à l’État — c’était la pratique pendant les Trente Glorieuses quand l’État se finançait via ce qu’on appelait « le circuit du Trésor », à des taux très bas. Enfin, historiquement, dans les exemples sud-américains, on voit que dans le cas d’un défaut, l’accès aux marchés est difficile dans les premiers temps mais se rétablit finalement assez vite, en quelques années. Le problème, c’est que, pour les mêmes raisons qui nous font désormais douter de la possibilité d’une Europe sociale, il est difficile d’imaginer un démantèlement organisé et contrôlé de l’euro. La configuration politique ne s’y prête pas très bien : le plus vraisemblable est une sortie ou un démantèlement avec une certaine dimension conflictuelle. Ce qui n’est pas du tout contradictoire avec la possibilité que de nouveaux accords internationaux soient ensuite signés : un certain degré de coopération est l’intérêt bien compris de tous.

Si l’on ne parvenait pas à garantir une sortie intelligente et coordonnée, quelles seraient les conséquences concrètes d’une sortie unilatérale, d’un seul pays, de l’euro ?

On va prendre l’hypothèse d’un pays qui sort pour dévaluer, parce que l’euro est trop fort pour lui, ce qui pénalise son secteur productif face à la concurrence internationale. Par exemple la Grèce, qui devrait sortir, parce qu’on voit bien que le carcan qui lui est imposé par la zone euro est de plus en plus intenable : ses services publics sont rongés, l’austérité a provoqué une crise sociale sans précédent, la démocratie apparaît bafouée avec le « renoncement » de Tsipras à appliquer son programme électoral et les résultats du référendum de juillet 2015 : on ne voit pas comment cela peut tenir. Ce qui se passerait ? La première conséquence à court terme, c’est qu’on introduirait une nouvelle monnaie, la drachme, en convertissant tous les comptes bancaires domestiques au taux de un pour un. Cette monnaie se dévaluerait ensuite rapidement sur le marché des changes, peut-être de l’ordre de 30 % dans le cas de la Grèce, voire plus dans le court terme. Il faut comprendre que ça aurait un effet redistributif, pas selon une ligne de classe, mais selon la position de chaque agent économique vis-à-vis des échanges internationaux : les importateurs, qui continueraient d’acheter à l’extérieur en euros, y perdraient énormément. Ils devraient donner plus de drachmes qu’ils ne donnaient d’euros, pour acheter des marchandises. À l’inverse, les exportateurs y gagneraient : soit ils continueraient à vendre au même prix en euros, et leur revenu en drachmes augmenterait ; soit ils baisseraient leurs prix en euros, deviendraient beaucoup plus compétitifs et gagneraient donc des parts de marchés.

On voit donc qu’on aurait des perdants et des gagnants dans le pays, qui pourraient d’ailleurs parfois être les mêmes, car à des degrés divers nous sommes presque tous exportateurs et importateurs, au moins indirectement. Mais l’idée est qu’à long terme, cela stimulerait l’ensemble du tissu productif domestique : il deviendrait plus intéressant de produire localement que d’importer, et il deviendrait plus facile d’exporter. La vitesse à laquelle cet effet bénéfique se matérialiserait dépendrait de l’état du tissu industriel, du potentiel d’innovation, des capacités de production inutilisées et immédiatement mobilisables. Mais en tout état de cause, on pourrait s’attendre à un redémarrage de la production — et donc de l’emploi. Au-delà de l’effet redistributif, il y aurait donc un effet positif net sur l’économie. Le vrai problème serait plutôt à court terme : il faudrait éviter la pénurie des biens importés de première nécessité. Les premiers mois, ce serait un vrai risque à gérer, avec un chaos potentiel si on n’a pas de mesures de protection : il faudrait identifier tous les secteurs menacés par l’absence de production locale, par exemple les médicaments ou l’énergie, baisser la TVA sur certains produits de base pour compenser les effets sur le pouvoir d’achat des couches populaires. Donc selon l’ampleur de la dévaluation et le degré de dépendance aux importations, il pourrait y avoir une phase un peu complexe à gérer, tant que la production locale n’aura pas pris le relais.

On pourrait aussi s’attendre à des fuites de capitaux avec des épargnants qui commenceraient avant même la sortie à placer leur argent en devises étrangères pour le protéger, voire pour spéculer ! Il faudrait donc, d’une part, mettre en place des contrôles de capitaux pour empêcher les mouvements purement spéculatifs, puis imaginer une restructuration du système bancaire, pour garantir le financement des entreprises : peut-être des nationalisations (mais ça ne doit pas être un sujet tabou, les Anglais et les Américains l’ont fait quand il le fallait). On sait que la nationalisation n’est pas toujours populaire, en particulier en Grèce, où elle fait craindre à beaucoup des risques de corruption. C’est pourquoi il vaut mieux parler de socialisation des banques, c’est-à-dire une forme de gestion qui associe l’État, les collectivités locales, les usagers, les entreprises en demande de financements.

Mais « court-terme », ça signifie quoi ? Dans le cas d’une sortie, à quelle échéance peut-on imaginer que les effets positifs finissent par l’emporter sur les négatifs ?

On n’a pas de cas exactement comparable, mais on se réfère souvent à l’exemple argentin. L’Argentine n’était pas dans une union monétaire mais dans un système de parité fixe avec le dollar qui s’y apparente. À la fin des années 1990, le pays essaie à tout prix de défendre cette parité, se retrouve dans une récession terrible, et finit par abandonner la parité en 2001, tout en faisant défaut sur sa dette : ça lui permet un redémarrage économique substantiel, assez rapidement. On parle d’une temporalité de six mois à un an. Il faut gérer la panique des six premiers mois, préparer la transition, mais on peut imaginer une stabilisation réussie à l’issue d’une période tumultueuse. Tout le problème est de préparer au maximum cette période… Par exemple, on doit aussi se tenir prêts à sortir du tabou de la « planche à billets », c’est-à-dire admettre qu’une banque centrale a vocation à financer la dette publique. Il ne faut pas exagérer bien sûr, pas faire de la création monétaire illimitée qui ferait déraper l’inflation. Mais on a de la marge aujourd’hui ! Nous sommes plutôt en risque de déflation : ça fait des mois que la BCE essaie de relancer l’inflation (même si elle s’y prend mal, mais c’est un autre débat) ! Il faut aussi garder en tête que l’inflation a aussi des effets redistributifs : elle favorise les débiteurs par rapport aux créanciers (votre crédit vaut moins cher à rembourser). Mais à l’inverse, c’est vrai, elle peut pénaliser les travailleurs si les salaires n’augmentent pas au même rythme que l’inflation : il faut donc redonner du pouvoir de négociation aux salariés et revenir sur les mesures de libéralisation du marché du travail, voire rétablir l’indexation des salaires sur l’inflation.

Et aujourd’hui, en France ? Pratiquons un peu de politique-fiction : imaginons que Mélenchon remporte la présidentielle. Qu’il tente de négocier une réforme radicale de l’euro en restant dans l’euro et qu’il échoue, pour les raisons structurelles qu’on a dites. Est-on suffisamment préparés pour aller à l’affrontement : à la sortie de l’euro ? Est-ce la raison d’être du plan B ?

Le plan B, c’est un processus qui ne fournit pas de solutions clés en main. Il vise d’abord une alliance de tous ceux qui comprennent que l’euro est devenu un obstacle direct, technique et matériel à la mise en place de politiques économiques et sociales alternatives. Les Grecs sont très présents dans cette plateforme parce qu’ils ont commencé à réfléchir et — sans revenir ici sur la séquence politique qui s’est jouée entre février et juillet 2015 —, l’aile gauche de Syriza a envisagé très sérieusement la sortie, en préparant un ensemble très détaillé de mesures à prendre. Le plan B, c’est d’abord un forum pour des chercheurs, militants, syndicalistes, associatifs, etc., mais ce n’est pas encore un projet politique pour toute l’Europe. C’est une réaction à l’impasse grecque, parce qu’on a compris qu’on ne pouvait plus négocier de l’intérieur — au moins pour un petit pays ; le cas de la France est plus complexe, parce que son poids politique lui permet encore de croire à un plan A, c’est-à-dire de tenter de forcer une réforme globale et coordonnée. Mais elle ne le pourra qu’à condition d’avoir un plan B crédible et prêt. Varoufakis a expliqué comment il avait fait réfléchir des équipes sur des étapes intermédiaires en cas de sortie : avec la création d’une monnaie parallèle électronique qui aurait permis de payer les fonctionnaires et les fournisseurs de l’État, qui à leur tour auraient pu payer leurs impôts avec elle. Une sorte de crédit d’impôt virtuel qui redonnerait des marges de manœuvre à court terme à l’État en recréant une circulation monétaire, même sans liquidités en provenance de la BCE. Mais bien sûr ça ne pourrait pas suffire, et ça ne devrait pas durer : le réarmement industriel et la restructuration bancaire sont indispensables pour stabiliser l’économie. Le plan B, ça consiste à réfléchir à tous les enchaînements sociaux et économiques avant, pendant et après une éventuelle sortie. Mais ça consiste surtout à construire une coalition d’espoir avec des mouvements sociaux et des acteurs politiques, de tous les pays européens, du Sud comme du Nord. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, certains préfèrent creuser le plan A, d’autres le plan B, mais en définitive cela a une vraie cohérence, puisque l’existence du plan B crédibilise le plan A.

Mais il faut avoir en tête qu’on ne fera jamais campagne sur une sortie de l’euro : ce qui intéresse les gens, ce sont les objectifs concrets d’amélioration sociale. Si, derrière, ça signifie une logique d’affrontement monétaire, il faudra bien en tirer les conséquences. La stratégie politique est donc délicate : il faut montrer la contradiction entre l’appartenance à l’euro tel qu’il est et ces objectifs de politique sociale, expliquer, comme on tente de le faire ici, pourquoi on peut vouloir sortir de l’euro. Surtout pas pour des raisons de souveraineté idéologique ou de nostalgie du franc qu’on laisse à l’extrême droite, mais parce qu’une rupture avec le cadre monétaire existant est la condition — nécessaire mais non suffisante — d’une politique alternative ! La ligne sur laquelle Syriza a été élu (même s’il l’a ensuite abandonnée) me semble être la bonne. Elle disait : « Pas de sacrifices pour l’euro ». Autrement dit, la sortie de l’euro n’est pas une fin en soi, mais le maintien dans l’euro non plus ! La monnaie n’est qu’un outil ; si cet outil n’est pas adapté, on en change, sans tomber dans la fétichisation. C’est pour cela qu’on ne peut pas affirmer avec certitude qu’une France dotée d’un gouvernement de gauche sortirait, ou pas, de l’euro. Ce n’est pas comme cela que la question se pose. Ce gouvernement commencerait par mettre en œuvre un ensemble de mesures de lutte contre le chômage et les inégalités, des investissements massifs dans les services publics et pour la transition écologique. Or on sait qu’un tel projet est incompatible avec le cadre existant de l’euro, donc ça déclencherait nécessairement une crise institutionnelle européenne. Mais il est impossible d’en prédire l’issue : est-ce qu’on s’orienterait vers le plan A ou le plan B ? Ça dépend de beaucoup de facteurs. L’essentiel est d’avoir préparé les différents scénarios afin de ne pas être contraints, comme Tsipras, de renoncer à ce programme de rupture — c’est ça, la logique du plan B.

Il peut donc y avoir des raisons de gauche de sortir de l’euro, et une manière de gauche de penser la sortie…

Oui, il y a en effet différentes manières d’envisager cette sortie. Tout dépend du projet politique qui est derrière : repli national ou refondation de l’Europe ? L’idée du plan B, c’est d’imaginer une sortie coopérative, c’est-à-dire qui ne débouche pas sur de nouvelles guerres monétaires, avec des dévaluations compétitives de chacun des pays qui recommenceraient à s’affronter dans une logique néomercantiliste. Mais en même temps, on voit bien que l’euro tel qu’il existe n’empêche pas les dévaluations compétitives (elles prennent juste une forme différente, en forçant les salaires à la baisse) et qu’il favorise la montée des ressentiments nationaux et des extrêmes droites. Le statu quo n’est donc pas non plus une option : en un sens, l’euro est en train de tuer l’idéal européen ! Le plan B, c’est penser un moment de rupture avec le carcan institutionnel, mais qui débouche sur une re-construction commune, tout en tenant compte de la diversité des situations nationales aux plans économique, social et institutionnel. Penser une sortie de gauche, ce n’est pas fouler aux pieds l’Europe, c’est justement rendre aux valeurs européennes leur vrai sens, en retrouvant les moyens de faire une politique enfin conforme à l’idéal de solidarité censé avoir présidé à sa création !


Initialement publié sur le site de la revue Ballast