Avec l’aggravation de la crise des réfugiés et le début de réponse institutionnelle au niveau européen, le débat s’est largement focalisé sur la question des « capacités d’accueil » des pays de destination et sur la répartition des « quotas » de réfugiés entre ces pays. Le vocabulaire utilisé pour discuter de cette problématique en dit long sur l’approche aujourd’hui dominante : il démontre à quel point s’est diffusée l’idée que l’immigration représente avant tout un fardeau qu’il convient d’éviter, quitte à en faire porter le poids aux autres.

Selon cette vision, les pays à fort taux de chômage, comme la France, n’auraient pas les moyens d’accueillir des réfugiés, car ceux-ci représenteraient un poids insupportable pour un modèle social déjà fragilisé. Que les nouveaux venus puissent trouver un emploi et devenir des contributeurs positifs à la richesse nationale est implicitement exclu ; ou, s’ils trouvaient un emploi, alors ils le feraient au détriment des autochtones, par un sinistre jeu de chaises musicales. D’une façon ou d’une autre, les immigrés augmenteraient donc le chômage, soit qu’ils deviennent eux-mêmes chômeurs, soit qu’ils y plongent les autres.

À l’inverse, on entend également dire que les pays proches du plein emploi – comme l’Allemagne – auraient un intérêt économique à accueillir des réfugiés, afin de soulager les difficultés de recrutement qui apparaissent dans certains secteurs d’activité [1]. Si en apparence l’argument est différent du précédent, c’est en réalité le même. Car si l’immigration permet de soulager les tensions de recrutement, c’est qu’elle va rééquilibrer le ratio entre offres d’emploi et demandeurs d’emploi, autrement dit qu’elle va créer du chômage (ce qui est positif du point de vue des employeurs qui cherchent à éviter des augmentations de salaires dans une situation de quasi plein emploi, et qui craignent pour leur compétitivité et leurs profits).

Les raisonnements fondés sur le lien de causalité entre immigration et chômage sont ainsi présentés comme des évidences et sont rarement contestés sur le fond, même par les personnalités les plus favorables à l’accueil des réfugiés (qui préfèrent se contenter d’arguments d’ordre moral ou humanitaire, arguments dont on ne conteste ici pas la pertinence).

À la recherche du lien entre immigration et chômage

Le lien de causalité entre immigration et chômage, souvent présenté comme un simple argument de bon sens, est-il pourtant si évident ? Un rapide examen des données permet d’obtenir de premiers éléments de réponse. Le graphique ci-dessous montre, pour les 34 pays de l’OCDE, le taux de chômage en fonction de la proportion d’immigrés dans la population totale en 2012. [2] Les pays avec la plus forte proportion d’immigrés sont ainsi le Luxembourg, puis la Suisse, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Les pays avec le plus fort taux de chômage sont l’Espagne, la Grèce, et dans une moindre mesure l’Irlande et la Slovaquie.

Aucun lien ne semble a priori émerger entre immigration et chômage. On remarque en particulier qu’il n’y a aucun pays dans le coin supérieur droit du graphique, c’est-à-dire qu’aucun pays n’a à la fois un fort taux de chômage et une forte proportion d’immigrés : une forte immigration n’est donc pas associée à une explosion du chômage. Et si on trace la droite de régression, on constate que celle-ci est légèrement décroissante : autrement dit, une forte proportion d’immigrés est en moyenne associée à un plus faible taux de chômage ! Mais l’association n’est pas statistiquement significative (R² ajusté de 0,04), donc aucun lien n’est en réalité mis en évidence sur ce graphique.

On peut répéter l’exercice en étudiant la relation du taux de chômage avec, non pas la part des immigrés, mais la part des étrangers. Rappelons que les deux concepts sont en effet différents : un immigré est une personne qui réside dans un autre pays que celui dans lequel elle est née [3], tandis qu’un étranger est une personne qui n’a pas la nationalité du pays dans lequel elle réside. On peut donc être immigré sans être étranger : c’est le cas des immigrés qui ont été naturalisés. On peut à l’inverse être étranger sans être immigré : en France, c’est typiquement le cas d’un enfant qui est né sur le sol français de parents étrangers, et qui n’a pas encore atteint la majorité (il deviendra français à ses 18 ans, à condition d’avoir résidé en France pendant au moins 5 années depuis ses 11 ans). Le graphique suivant montre, pour les mêmes pays, le taux de chômage en fonction de la proportion d’étrangers dans la population totale en 2012. [2]

Le diagnostic est sensiblement le même que précédemment : la relation entre chômage et part des étrangers est légèrement décroissante, mais elle n’est pas statistiquement significative (R² ajusté de −0,04). Toujours aucun signe du lien entre immigration et chômage.

On pourrait objecter que ces graphiques ne sont pas pertinents, car ils comparent des pays aux caractéristiques structurelles très différentes, et que les niveaux de taux de chômage et de part d’immigrés ne sont pas directement comparables. Une réponse est de s’intéresser aux dynamiques, c’est-à-dire à la relation entre variations de la part des immigrés et variations du taux de chômage. Cela permet d’éliminer simplement les différences structurelles entre pays. Le graphique ci-dessous montre donc la variation du taux de chômage entre 2007 et 2012, en fonction de la variation de la part d’immigrés sur la même période. On observe ainsi que la Slovénie a vu une augmentation de la part d’immigrés dans sa population de 15 points de pourcentage sur ces 5 années, tandis que la plupart des pays ont vu une variation située dans une fourchette entre −1 et +3 points. Sur l’axe du chômage, on distingue en particulier les deux cas polaires que sont l’Allemagne et l’Espagne, qui ont eu des expériences radicalement différentes durant la Grande Récession. [4]

À nouveau, aucune relation n’est mise en évidence (la droite de régression est horizontale), c’est-à-dire que les pays qui ont vu la hausse du chômage la plus importante ne sont pas nécessairement ceux qui ont vu la part des immigrés augmenter le plus. Décidément…

On pourrait encore objecter que la variation du taux de chômage est fortement liée à l’évolution de la situation économique d’ensemble. On peut y répondre en estimant la relation entre variation de la part des immigrés et variation du taux de chômage, une fois corrigés les effets de conjoncture (par l’utilisation d’une mesure de la variation de l’écart de production – aussi appelé output gap). Mais une fois de plus, on ne trouve aucune relation entre immigration et chômage par cette méthode. [5]

Le moins que l’on puisse dire, c’est que le lien entre immigration et chômage n’a donc rien d’évident. On ne trouve en tout cas rien en utilisant des techniques statistiques relativement élémentaires comme celles présentées ci-dessus.

Pour pouvoir répondre définitivement à cette question, il faut utiliser des techniques économétriques plus avancées, qui permettent d’éliminer un certain nombre de biais potentiels. La bonne nouvelle est que de nombreuses études empiriques ont été consacrées à cette question dans la littérature économique. Certaines de ces études procèdent à une analyse systématique des phénomènes migratoires sur de nombreux pays. D’autres études portent sur des expériences naturelles, c’est-à-dire des chocs migratoires largement imprévisibles, ou en tout cas engendrés par des causes politiques et non économiques, ce qui permet d’isoler clairement l’impact économique des migrations. La conclusion globale de cette littérature est très claire : à l’échelle macroéconomique, l’immigration a un impact nul ou quasi-nul sur le chômage. [6]

Une mauvaise compréhension de l’ajustement macroéconomique

Ce résultat peut à première vue paraître contre-intuitif. Le « bon sens » voudrait que, si on rajoute des immigrés dans un pays, ces derniers se trouvent en compétition avec les autochtones pour occuper les emplois actuellement disponibles ; et par un système de vases communicants, les immigrés pourraient déloger les autochtones, et augmenter le taux de chômage de ces derniers.

Mais ce raisonnement repose en réalité sur une vision complètement fausse du fonctionnement d’une économie, qu’on pourrait qualifier de « malthusienne ». Dans cette vision, l’économie ne disposerait que d’un stock donné d’emplois, pour lequel les travailleurs devraient se battre. Mais c’est oublier un peu vite que, par une augmentation de la demande globale, de nouveaux emplois peuvent être créés. Et les nouveaux arrivants vont précisément stimuler la demande globale ! En effet, ceux-ci sont certes des travailleurs qui vont occuper un emploi, mais ils sont simultanément des consommateurs qui, par leurs dépenses, vont engendrer la création de nouveaux emplois. Du point de vue du bouclage macroéconomique, les immigrés vont donc en quelque sorte créer eux-mêmes les nouveaux emplois qu’ils vont occuper.

Une autre façon encore plus simple d’invalider le raisonnement liant immigration et chômage consiste à rappeler que l’immigration est fondamentalement une augmentation de population. Or, il est évident que ce ne sont pas les pays les plus peuplés qui ont le taux de chômage le plus élevé. Si le raisonnement liant immigration et chômage était valide, les États-Unis, pays de l’OCDE le plus peuplé, et de surcroît historiquement construit sur l’immigration, devrait avoir un taux de chômage très élevé, ce qui n’est clairement pas le cas. Il est d’ailleurs amusant de relever que les pourfendeurs de l’immigration sont souvent ceux qui prônent l’accélération de la croissance démographique naturelle, c’est-à-dire une plus forte natalité de la population autochtone. Mais une forte natalité a un impact très similaire à une forte immigration du point de vue économique : dans les deux cas, il s’agit d’un choc démographique qu’il faut absorber par la création de nouveaux emplois. Et les immigrés ont en outre un avantage économique, celui d’arriver dans le pays d’accueil à l’âge adulte, c’est-à-dire avec plus de capital humain que des nouveaux nés ; en clair, nul besoin de financer leur scolarité et tous les autres frais liés à l’enfance qui, d’un point de vue étroitement économique, est une période de coûteuse improductivité (des études économétriques montrent d’ailleurs que l’immigration est une façon économiquement plus efficace d’augmenter la population que ne l’est la croissance naturelle [7]).

Remarquons toutefois que le raisonnement ci-dessus repose sur une logique de long terme : après une période transitoire d’ajustement, les nouveaux arrivants seront intégrés au marché du travail sans que cela pénalise les autochtones, et ceci est validé par les analyses économétriques. Mais qu’en est-il précisément de l’effet de court terme, c’est-à-dire de la période de transition entre l’arrivée des migrants et leur intégration effective dans l’économie ? Une étude [8] met en évidence, dans certaines circonstances, un effet transitoire statistiquement significatif et négatif de l’immigration sur le chômage. Mais cet effet est quantitativement très faible (une augmentation d’un point de la part des immigrés augmente le chômage des personnes à qualifications comparables de seulement 0,06 point). Il faudrait un choc migratoire considérable pour que l’augmentation temporaire du chômage soit perceptible. Une autre étude [9] a d’ailleurs montré que le plus gros choc migratoire subi par la France (métropolitaine) au cours des dernières décennies, à savoir l’arrivée en 1962 des rapatriés d’Algérie, a eu un impact limité sur le chômage et était presque entièrement absorbé 6 ans plus tard.

Enfin, s’il est donc établi que l’immigration ne cause pas le chômage, la relation de causalité inverse est mise en évidence dans certaines études : les pays avec un plus faible taux de chômage ont tendance à attirer plus d’immigrés, tandis que les pays en crise sont moins attractifs. Ainsi, depuis 2007, les flux d’immigrés en direction des pays du sud de l’Europe se sont taris, tandis que l’Allemagne est devenue une destination migratoire prisée. Mais ceci n’est pas du tout contradictoire avec les raisonnements exposés plus haut : les chances pour un immigré de trouver du travail sont d’autant plus élevées que le taux de chômage est faible dans le pays d’accueil. Car même si l’arrivée de ces immigrants ne fait pas augmenter le taux de chômage, les nouveaux arrivants n’auront pas non plus de traitement de faveur par rapport aux autochtones (et c’est d’ailleurs généralement le contraire) : leur probabilité individuelle de trouver du travail est donc liée au niveau général du chômage. Incidemment, on notera que la plus grande attractivité des pays à faible taux de chômage est la preuve que les migrants souhaitent travailler (même si le motif économique n’est pas nécessairement la cause initiale de leur émigration) ; leur objectif n’est certainement pas de se contenter de toucher des allocations, contrairement à ce que les marchands de haine voudraient nous faire croire.

En conclusion, alors que les économistes ont bien du mal à atteindre un consensus sur nombre de sujets, il est frappant de constater que l’absence de lien de causalité entre immigration et chômage est un résultat bien établi et non remis en question au sein de la communauté scientifique. Il reste maintenant à espérer que les citoyen·ne·s, et en particulier les journalistes, se saisissent de ces résultats pour éclairer le débat public et écarter définitivement les contre-vérités répandues par quelques obscurantistes. [10]

[1]Il existe une autre catégorie d’arguments pour justifier le besoin d’immigration en Allemagne, qui reposent sur le vieillissement démographique et le risque de stagnation séculaire, mais on ne les traite pas ici.
[2](1, 2) Source : OCDE (International Migration Database, Labour Force Statistics)
[3]L’INSEE définit un immigré comme une personne qui est née étrangère à l’étranger et résidant en France. Autrement dit, ne sont pas considérés comme immigrés ceux qui sont nés hors de France mais qui avaient la nationalité française au moment de leur naissance. Faute de données plus précises sur l’ensemble des pays de l’OCDE, l’analyse présentée ici ignore ce raffinement de la définition.
[4]La Grèce ne figure pas sur ce graphique en raison de données manquantes sur l’immigration en 2007.
[5]

On trouve en revanche comme attendu qu’une dégradation de l’écart de production est associée à une augmentation du chômage. Ci-dessous le résultat de la régression :

Call:
lm(formula = delta.chom ~ delta.immi + delta.ep)

Coefficients:
            Estimate Std. Error t value Pr(>|t|)
(Intercept) -1.14274    1.12346  -1.017 0.320133
delta.immi   0.02912    0.16826   0.173 0.864163
delta.ep    -0.60479    0.14541  -4.159 0.000409 ***
---
Signif. codes:  0 ‘***’ 0.001 ‘**’ 0.01 ‘*’ 0.05 ‘.’ 0.1 ‘ ’ 1

Residual standard error: 2.965 on 22 degrees of freedom
  (9 observations deleted due to missingness)
Multiple R-squared:  0.4403,   Adjusted R-squared:  0.3894
F-statistic: 8.652 on 2 and 22 DF,  p-value: 0.00169
[6]Voir par exemple Simonetta Longhi, Peter Nijkamp et Jacques Poot (2006), « The impact of immigration on the employment of natives in regional labour markets: a meta-analysis », ISER Working Paper Series, nº 2006-10
[7]Voir Juan Dolado, Alessandra Goria et Andrea Ichino (1994), « Immigration, Human Capital and Growth in the Host Country: Evidence from Pooled Country Data », Journal of Population Economics, vol. 7, nº 2 pages 193 - 215.
[8]Voir Sébastien Jean et Miguel Jiménez (2011), « The unemployment impact of immigration in OECD countries », European Journal of Political Economy, vol. 27, nº 2, pages 241 - 256.
[9]Voir Jennifer Hunt (1992), « The impact of the 1962 repatriates from Algeria on the French labor market », Industrial and Labor Relations Review, vol. 45, nº 3, pages 556 - 572.
[10]Même s’il est insuffisant, il y a néanmoins un certain écho médiatique à ces recherches. Voir par exemple cet article du Monde ou cet autre dans la revue Regards.