Intervention à la conférence EReNSEP à Paris
Cette intervention tente de donner des éléments de réponse à deux questions importantes dans le contexte actuel : dans quelle mesure l’euro représente-t-il un coût économique et politique pour la France ? Et est-ce qu’une sortie ou un démantèlement de l’euro est possible, ou à l’inverse serait-ce une catastrophe annoncée ?
Commençons par la première question. Pour la France, les coûts identifiables de son appartenance à la zone euro sont essentiellement au nombre de trois : deux de nature économique – la compétitivité-prix et l’austérité budgétaire – et puis un 3e de nature plus politique – qui s’apparente à un « droit de véto monétaire ».
Le poids de la divergence franco-allemande
Le premier de ces coûts est donc celui qui passe par la fameuse « compétitivité-prix ». Bien sûr, à gauche, nous n’aimons pas ce mot de compétitivité, qui renvoie aux règles du capital et à sa logique de concurrence. Mais le fait est qu’au sein d’un marché unique, celui qui parvient à produire moins cher finit par éliminer ses concurrents.
Or justement, dans la zone euro, le patronat allemand a réussi à obtenir, depuis le milieu des années 1990, une forte compression des salaires relativement aux gains de productivité, compression dont les réformes Hartz des années Schröder sont le symbole (mais pas la seule cause). À l’inverse, durant la même période, les salaires français ont évolué de manière cohérente avec la productivité ; ce qui n’est certes pas suffisant pour récupérer le terrain conquis par le capital durant les années 1980, mais qui au moins relève d’un comportement plus coopératif en union monétaire.
Cette divergence salariale a donné un avantage considérable aux entreprises allemandes, qui ont pu ainsi concurrencer efficacement les entreprises étrangères. L’Allemagne a produit un excédent commercial considérable, en bonne partie au détriment de ses partenaires européens, et en particulier la France.
Il faut bien comprendre que l’euro y est pour quelque chose : en l’absence de monnaie unique, le Deutschemark se serait apprécié, annulant les gains de compétitivité allemands, et rétablissant un certain équilibre.
C’est d’ailleurs au nom de la compétitivité qu’on nous a imposé le CICE et le Pacte de Responsabilité : il faudrait baisser les cotisations sociales pour rétablir la compétitivité des entreprises françaises vis-a-vis des entreprises allemandes. On sait que le CICE n’a quasiment pas créé d’emplois, car les hausses de TVA et les baisses des dépenses pour le financer ont eu un impact récessif. Mais l’essentiel n’est pas là pour nos dirigeants : en pratique, l’euro leur fournit un prétexte commode pour casser la protection sociale, c’est-à-dire pour faire baisser le salaire socialisé.
Il y a néanmoins un élément de vérité dans l’argumentaire justifiant le CICE : la divergence des salaires entre France et Allemagne a un impact très concret en terme de chômage. Il a conduit, via l’excédent commercial allemand, à détruire des emplois en France.
Est-il est possible de chiffrer cet impact ? Mes collègues Xavier Ragot et Mathilde Le Moigne se sont essayés à l’exercice [1]. Ils arrivent à la conclusion que, si les salaires allemands avaient évolué comme les salaires français, le taux de chômage en France serait inférieur de 1,2 à 3,3 points à ce qu’il est aujourd’hui. Et même si mes collègues ne le présentent pas ainsi, on peut considérer qu’il s’agit d’un coût de l’euro, car sans lui la parité Franc/Deutschemark aurait pu s’ajuster et neutraliser la divergence.
Je n’oublie pas que dans ce scénario de rééquilibrage, de nombreux emplois seraient détruits en Allemagne dans le secteur exportateur. Mais une relance budgétaire et une augmentation générale des salaires permettraient d’y augmenter la demande intérieure, créant de nouveaux emplois, si bien qu’un tel scénario pourrait être envisagé sans augmentation du chômage chez nos amis allemands.
L’austérité comme contrat fondateur de l’euro
Le deuxième coût de l’euro pour la France se manifeste par l’austérité budgétaire qui y a été appliquée pour respecter le Pacte de stabilité et de croissance.
Concrètement, les procédures de contrôle des budgets nationaux conduisent systématiquement à de nouvelles coupes dans les dépenses – en particulier l’investissement public –, quand il ne s’agit pas d’augmenter les impôts sur la consommation populaire. Ces règles sont d’autant plus absurdes qu’elles conduisent en pratique à exiger plus d’austérité en situation de crise, alors qu’il faudrait faire précisément le contraire pour relancer l’activité.
Alors bien sûr, il est théoriquement possible de désobéir à ces règles. Mais ce serait déjà remettre en question l’appartenance à la zone euro. Car une monnaie est un contrat social. Et aussi absurde que cela puisse paraître, le contrat qui fonde l’euro est le Pacte de stabilité. Rompre ce contrat, c’est remettre en cause l’euro dans ses fondements juridiques et politiques.
Désobéir aux règles austéritaires, ce serait aussi prendre le risque d’une crise de la dette publique. Car tout est prévu pour que la soi-disant « discipline de marché » s’exerce dans ce cas : les taux sur la dette monteraient, pouvant aller jusqu’à l’impossibilité de financer le budget de l’État ; c’est ce qu’ont vécu les pays du Sud de l'Europe. Et il serait illusoire de compter sur les achats de la BCE dans le cadre de son « Quantitative Easing » pour empêcher cette crise : comme l’a montré l’exemple grec, la BCE n’hésite pas à instrumentaliser la politique monétaire pour discipliner les gouvernements récalcitrants aux logiques néolibérales.
Au final, à combien peut-on évaluer le coût de l’austérité imposée à la France du fait de son appartenance à la zone euro ? L’exercice est délicat, mais essayons quand même. La Commission européenne calcule « l’ajustement budgétaire structurel », qui est le concept qui se rapproche le plus d’une mesure de l’austérité. Pour la France, depuis 2010, cet ajustement correspond à environ 3 points de PIB. Sous des hypothèses économiques raisonnables, cela peut expliquer environ 1 à 1,5 points du taux de chômage.
Alors certes, l’exemple du Royaume-Uni nous montre qu’être hors de l’euro ne protège pas automatiquement contre les politiques d’austérité. Il n’empêche que l’appartenance à la zone euro vaut engagement, et en réalité contrainte, de suivre des politiques d’austérité. Et celles-ci ont un coût important, en terme de chômage et de pauvreté, mais aussi de services publics fermés ou d’investissements publics non réalisés.
Un risque de véto monétaire
Il est donc clair que l’euro alimente la crise économique et sociale en France. Et même si ce n’est pas de même ampleur que dans les pays du Sud, les mécanismes économiques sont similaires. Mais, tout ça n’est peut-être pas le plus grave.
Car l’euro pose un véritable problème démocratique. Comme le dit Robert Boyer, « la monnaie est l’institution de base d’une économie marchande. […] [Elle] apparaît […] dans l’ordre économique, comme l’équivalent du langage »[2]. Ce qui signifie que la monnaie n’est pas un simple voile des échanges, un outil essentiellement neutre, comme le disent les économistes du courant dominant. Au contraire, c’est une institution centrale du capitalisme, et comme toute institution, elle constitue un enjeu de pouvoir.
Dans cette perspective, le problème de l’euro n’est donc pas qu’il s’agit d’une institution supranationale – car on peut en théorie construire des institutions supranationales démocratiques ; le problème de l’euro, c’est qu’il s’agit d’une monnaie structurellement hors de portée de l’intervention populaire. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la BCE est la seule institution véritablement fédérale mais non élue, qui défend jalousement son « indépendance » vis-à-vis des gouvernements et des parlements élus (mais certainement pas vis-à-vis des marchés financiers).
De fait, la BCE a joué un rôle déterminant dans l’échec de l’expérience Syriza. En février 2015, elle a délibérément coupé un des deux robinets à liquidités des banques grecques. Ensuite, elle a laissé entendre qu’il y avait un début de panique bancaire – et dans la bouche d’un banquier central, un tel propos est largement autoréalisateur. Enfin, elle a coupé totalement les liquidités juste avant le référendum de juillet, provoquant la paralysie totale du système bancaire. Comme le dit Michel Aglietta, « de la destruction de la confiance dans la monnaie, naissent les crises qui font ressurgir le besoin absolu de liquidité, paralysant l’activité »[3]. On ne saurait mieux décrire l’action de la BCE durant les six premiers mois du gouvernement Syriza.
Un tel « véto monétaire » pourrait-il s’appliquer à la France si celle-ci décidait de tourner le dos à l’austérité et aux politiques libérales ? Difficile à dire. Vraisemblablement la classe dominante française alliée aux dirigeants européens jouerait un double jeu, s'inquiétant ouvertement du risque qu'un gouvernement de gauche fait peser sur la participation de la France à l'euro, tout en organisant en coulisses l'étranglement monétaire. La santé financière et économique de la France étant meilleure que celle de la Grèce, l’assèchement en liquidités serait cependant plus difficile à organiser. Et des contradictions pourraient apparaître au sein de la classe dominante, car la sortie de la France détruirait l’euro, et cela nuirait aux intérêts d’une fraction de ces classes dominantes. L’issue de cette confrontation dépend d’enchaînements économiques et politiques qu’il est impossible d’anticiper.
Quoi qu’il en soit, pour la gauche française et européenne, cela démontre qu’il est nécessaire de préparer ce qu’on appelle dorénavant le « plan B ».
Dans le court terme de la confrontation avec les institutions existantes, cela signifie prendre des mesures d’autodéfense monétaire : émission de monnaie parallèle, réquisition de la Banque de France voire des banques privées, contrôle des capitaux.
Et pour le temps plus long du nécessaire retour à la coopération monétaire, il faut penser un nouveau système monétaire européen, à deux étages : une monnaie commune, et des monnaies nationales aux parités fixes mais ajustables selon une règle (dont il existe plusieurs variantes).
Je ne souhaite pas ici revenir sur ces aspects, même s’il est nécessaire de poursuivre le travail de réflexion pour affiner les propositions et les scénarios.
La question de l’interpénétration financière
Je voudrais plutôt terminer en examinant deux arguments souvent invoqués pour montrer que la sortie ou le démantèlement sont impossibles (invoqués même de la part de personnes qui reconnaissent les graves défauts de la zone euro).
Le premier argument concerne l’interpénétration financière. Celle-ci serait tellement avancée qu’un démantèlement de l’euro, ou même la sortie d’un seul pays, aurait des conséquences cataclysmiques sur les bilans financiers des agents économiques. Dans le cas de la France, la crainte serait que la charge de la dette publique, actuellement en euros, devienne beaucoup plus lourde après une sortie de l’euro et une dévaluation du nouveau Franc. La même crainte est formulée pour les entreprises qui s’endettent sur les marchés internationaux.
Dans une étude récemment menée avec Cédric Durand [4], nous montrons que ces craintes sont largement exagérées, même s’il faut prendre le problème au sérieux. L’exposition des différents secteurs est beaucoup moins importante qu’on ne l’imagine généralement. Ainsi, la dette publique française est presque entièrement émise en droit national, ce qui signifie qu’elle pourra être convertie en Francs par simple acte législatif, sans rupture juridique du contrat de prêt. Du côté des secteurs privés, financier comme productif, l’exposition est plus importante, mais il faut la relativiser : ces secteurs sont certes endettés, mais ils sont aussi titulaires d’actifs financiers internationaux qui eux se revaloriseront et agiront comme un coussin de sécurité. Des mesures complémentaires de politique économique, notamment en matière d’accès aux liquidités et aux importations de première nécessité, permettront d’absorber le choc.
La fin de l’euro peut favoriser la coopération
Reste un autre argument, avancé notamment par notre ami Michel Husson, et qui mérite qu’on s’y attarde : selon lui, réformer l’euro en instaurant une union de transfert des pays du Nord vers ceux du Sud est économiquement équivalent à démanteler l’euro et rééquilibrer les taux de change. Il le résume de la façon suivante : « Le débat n’oppose […] pas une union de transfert à la sortie de l’euro, mais deux formes possibles de transferts. »[5] Il en déduit que mettre en place un nouvel arrangement monétaire coopératif est aussi exigeant, sinon plus, en termes de bonne volonté coopérative que de simplement réformer l’euro existant. Pour lui, le projet de sortie de l’euro est un mirage qui détourne l’attention du conflit entre capital et travail.
Cet argument est séduisant au premier abord, mais il est selon moi erroné. Il s’appuie sur une vision trop statique des processus historiques : en effet, les incitations à la coopération ne sont pas du tout les mêmes au sein et en dehors de l’euro.
Dans le cadre actuel, où les régimes salariaux et les dynamiques de lutte de classes sont essentiellement nationales, les patronats gagnent à la non-coopération entre pays : pour les capitalistes allemands, la configuration actuelle leur permet de maintenir leur avantage compétitif, car les taux de change sont verrouillés ; et les capitalistes des pays du Sud y trouvent également leur compte, puisqu’ils peuvent expliquer à leurs salariés que l’austérité est nécessaire pour être compétitifs, compte tenu de la surévaluation de l’euro pour ces économies (c’est l’effet CICE dont j'ai déjà parlé).
Mais dans un système de monnaies nationales, la non-coopération présente beaucoup moins d’avantages. En changes flexibles, les forces de marché tendent à rééquilibrer les différentiels de compétitivité, si bien que tout avantage tiré de la baisse généralisée des salaires n’est qu’éphémère. Même en changes fixes, il n’est pas possible de sur-évaluer durablement sa monnaie (car les réserves de changes finissent par s’épuiser), ni de la sous-évaluer (cela engendre un risque inflationniste, la stérilisation ayant ses limites). À l’inverse, dans une telle configuration, il y a des gains internationaux à la coopération : une certaine stabilité des taux de change est nécessaire pour ne pas perturber les échanges des biens et services entre pays européens.
Pour conclure, il apparaît clairement que l’euro est un facteur de crise économique, sociale et démocratique. C’est un carcan qui alimente le chômage de masse en France et vise à verrouiller toute alternative. Alors bien sûr, la fin de l’euro ne peut pas constituer en tant que telle un projet politique, ni même un axe de campagne. Mais la gauche doit quand même s’y préparer sérieusement : c’est la condition indispensable pour rendre crédible son programme de rupture.
[1] | Mathilde Le Moigne et Xavier Ragot, France et Allemagne : Une histoire du désajustement européen, juin 2015, document de travail OFCE nº 2015-17. |
[2] | Robert Boyer, Économie politique des capitalismes, 2015, Éditions La Découverte, pp. 22-23. |
[3] | Michel Aglietta, La Monnaie, entre dettes et souveraineté, 2016, Éditions Odile Jacob. |
[4] | Cédric Durand et Sébastien Villemot, Balance Sheets after the EMU : an Assessment of the Redenomination Risk, octobre 2016, document de travail OFCE nº 2016-31. |
[5] | Michel Husson, Union de transferts ou sortie concertée de l’euro : une fausse opposition, septembre 2016, note hussonet nº 101. |