Cette note porte sur le livre de Yanis Varoufakis intitulé « Le Minotaure planétaire » (dans sa traduction française de 2015). Ce livre, publié initialement en 2011 — soit bien avant que l’auteur ne devienne ministre des finances du gouvernement gouvernement d’Alexis Tsipras —, tente de fournir une explication globale des déséquilibres et des crises qui ont secoué le capitalisme mondial depuis 1945.
Le Plan mondial
L’ouvrage commence par un survol des premières crises du capitalisme et en particulier de la Grande Dépression des années 1930. Cette dernière fut principalement la conséquence de deux phénomènes : une croissance excessive du secteur financier, elle-même causée par les besoins de financement importants engendrés par la révolution technologique de l’électricité et du téléphone ; et l’étalon-or, qui liait les mains des gouvernements et les empêchait de répondre par une politique monétaire expansionniste à la violente contraction du crédit qui suivit le krach. De cette crise majeure — qui ne prit véritablement fin qu’avec l’immense effort de guerre, et ce malgré les aspects bénéfiques du New Deal — les élites américaines ont retenu la nécessité d’une intervention planificatrice dans l’économie pour créer des débouchés et stabiliser le système.
C’est donc logiquement que ces élites, au sortir de la deuxième guerre mondiale, se sont lancées dans ce que Varoufakis appelle « le Plan Mondial ». Profitant de leur position d’hégémonie militaire et économique, les États-Unis d’Amérique ont entrepris de remodeler le système de production et d’échange mondial autour de leur économie et de leur monnaie, le dollar.
Le premier pilier de ce projet était le système de Bretton Woods, qui établissait des parités fixes de toutes les monnaies avec le dollar, ce dernier étant convertible en or. La stabilité des taux de change et la convertibilité devaient assurer la stabilité du système commercial et la maitrise de l’inflation. Le Fonds Monétaire International devait être le gendarme du système, imposant des ajustements drastiques aux pays déficitaires. Mais rien n’avait été prévu pour les pays excédentaires, et pour cause : les États-Unis voulaient conserver leur énorme surplus commercial, qui garantissait leur domination sur le système économique mondial. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils ont refusé la proposition alternative défendue par J. M. Keynes à la conférence de Bretton Woods, basée sur un système de compensation international où tous les pays en déséquilibre, déficitaires comme excédentaires, auraient été contraints à s’ajuster [1]. En contrepartie de leur excédent commercial, les États-Unis s’engageaient implicitement à réinvestir leurs surplus dans les économies déficitaires (ceci afin de limiter les crises de balance des paiements), ce que Varoufakis appelle un « mécanisme de recyclage des excédents » (mais qui est dans ce cas précis à la discrétion des États-Unis, et non pas gouverné par des règles communes).
L’autre dimension de ce Plan Mondial était le développement de centres économiques secondaires capables d’absorber le surplus étatsuniens. Ces centres devaient d’une part fournir la demande nécessaire, et d’autre part contribuer à la stabilisation du système global en prenant le relais du moteur étatsunien si celui-ci devait avoir un accès temporaire de faiblesse. De façon apparemment paradoxale, les deux pays choisis par les États-Unis pour occuper ce rôle furent l’Allemagne et le Japon, c’est-à-dire les deux principaux ennemis vaincus d’hier. Les raisons de choix étaient le fort potentiel de développement économique de ces deux pays, et le lien de subordination direct qu’ils avaient dorénavant vis-à-vis des États-Unis via les administrations d’occupation. La constitution du pôle allemand s’est ainsi faite en deux temps : d’abord le Plan Marshall, qui a permis une reconstruction directe, et qui a facilité l’acceptation par les autres alliés européens — en particulier la France — d’une renaissance allemande ; puis l’impulsion de la construction européenne — dont Varoufakis souligne au passage qu’elle résulte d’abord d’une volonté américaine — et qui permit à l’Allemagne de disposer à son tour d’une zone d’influence en Europe (un Plan Mondial en miniature).
Selon Varoufakis, cette architecture du système économique mondial, planifié et encadré par la puissance publique étatsunienne, a largement contribué à la prospérité et à la stabilité économique des trente glorieuses dans les pays avancés.
L’équilibre global de ce système reposait néanmoins sur le fait que les États-Unis étaient en excédent commercial. Mais il n’y avait pas de mécanisme de recyclage des excédents prévu pour le cas où les États-Unis seraient déficitaires, ce qui advint durant les années 60 avec la guerre du Vietnam et la « Grande Société » de Johnson. Les réserves en dollar des autres pays avancés se mirent alors à exploser, suscitant des inquiétudes sur la valeur à long terme de ces épargnes nationales. Le système s’effondra lorsque la France et le Royaume-Uni demandèrent la conversion en or d’une partie de leurs réserves, comme le prévoyaient les accords de Bretton Woods. La réponse des États-Unis fut cinglante, dans les mots (« It’s our currency, but it’s your problem »), comme dans les faits (suspension de la convertibilité du dollar en or).
L’ère du Minotaure
La période qui court de 1971 à la crise financière de 2008 est appelée par Varoufakis l’ère du « Minotaure planétaire » et donne son titre à l’ouvrage. Le Minotaure désigne en réalité les États-Unis qui, pour financer leurs déficit jumeaux (budgétaire et commercial), ont eu besoin d’attirer à eux des masses croissantes de capitaux en provenance de l’étranger. De la même façon que dans le mythe grec du Minotaure, le monstre violent et instable doit être régulièrement apaisé par la livraison de jeunes hommes et jeunes femmes qu’il va dévorer, les États-Unis durant cette période étaient une puissance dominatrice mais déséquilibrée, qui exigeait des autres pays qu’ils lui fournissent un tribut sous forme de flux de capitaux entrants. Cet arrangement constituait une forme très spéciale de mécanisme de recyclage des excédents, en ce sens qu’il donnait une apparence de stabilité à l’économie mondiale, bien qu’il reposât sur un déséquilibre structurel ; il s’agissait donc d’une forme de « déséquilibre organisé », dont Varoufakis estime qu’il a été planifié par les stratèges étatsuniens. Chacun y trouvait son intérêt : les États-Unis renforçaient leur statut de puissance dominante, puisque leur devise conservait de facto la devise mondiale de réserve (le « privilège exorbitant »), et ils pouvaient ainsi consommer sans compter ; le reste du monde était tiré par la locomotive étatsunienne qui jouait le rôle d’« acheteur en dernier ressort » et créait donc de la demande, et les excédents financiers ainsi dégagés pouvaient être placés à Wall Street où ils trouvaient sécurité et rendement.
La transition de l’ère du Plan Mondial à celle du Minotaure planétaire ne se produisit cependant pas sans douleur. Un des aspects de cette transition touche à la question énergétique, et plus particulièrement aux chocs pétroliers des années 1970. La hausse des prix du pétrole par l’OPEP a en réalité, selon Varoufakis, reçut l’assentiment tacite, voire le soutien, des États-Unis. Ces derniers étaient en effet moins dépendants des importations de pétrole que les autres pays avancés, en particulier l’Allemagne et le Japon. Des prix plus élevés avaient l’avantage d’affaiblir ces concurrents (rendant l’investissement à Wall Street plus intéressant), tout en augmentant la masse de dollars en circulation (les transactions sur le pétrole étant libellées en dollars), dont une partie importante viendrait se recycler à Wall Street (les monarchies pétrolières n’ayant pas de meilleure opportunité d’investissement).
L’autre élément déterminant dans la transition entre les deux régimes fut la hausse des taux d’intérêt étatsuniens au cours des années 1970, qui s’est accélérée à la charnière entre les années 1970 et 1980. Cette hausse eut pour effet direct de rendre plus attractifs les placements aux États-Unis, contribuant ainsi à alimenter le Minotaure. Mais elle eut également un impact géopolitique majeur puisqu’elle déclencha une crise de la dette dans les pays du Tiers Monde mais également dans plusieurs pays satellites de l’URSS, contribuant au déclin de l’influence soviétique dans le monde. Ainsi, si le pouvoir militaire et géopolitique des États-Unis contribuait à la bonne santé du Minotaure, ce dernier lui rendait souvent la pareille.
Le Minotaure, pour exister, avait besoin de plusieurs auxiliaires. Le premier était bien entendu Wall Street, c’est-à-dire le secteur financier étatsunien. Son développement excessif, aussi appelé financiarisation, était à la fois une cause et une conséquence du Minotaure. Conséquence, car les flux massifs de capitaux étrangers [2] contribuèrent à gonfler le secteur financier et à créer une bulle des actions, des obligations et du crédit. Et également cause, car le secteur financier redoubla de créativité pour inventer des instruments financiers exotiques toujours plus rentables (notamment les produits dérivés), ce qui contribua à attirer les capitaux étrangers en quête de rendement. Le mécanisme de titrisation des créances, qui se développa durant les années 2000, fut le couronnement de cette dérive du secteur financier : en un sens, par ce mécanisme qui consiste à transformer des actifs risqués en actifs considérés comme surs, le secteur financier était parvenu à générer à volonté sa propre monnaie privée.
Le second auxiliaire fut Walmart, le géant de la distribution, pris ici comme une métaphore des entreprises qui fondent leur réussite non pas sur une innovation technologique, mais sur le développement de méthodes pour écraser les salaires et les prix des fournisseurs. En contribuant à l’écrasement des salaires réels (qui ont stagné depuis 1973, en dépit des forts gains de productivité), ces entreprises ont participé à la hausse généralisée des profits, elle-même nécessaire pour maintenir le Minotaure en vie. Et en vendant aux Américains l’illusion de prix toujours plus bas, Walmart a contribué à garantir la paix sociale durant cette période.
Le troisième auxiliaire était de nature idéologique. Afin de légitimer les politiques de libéralisation des marchés financiers et de baisse des impôts pour les plus riches, qui ont permis la croissance du Minotaure, différentes théories économiques ont été mobilisées voire instrumentalisées : la théorie du ruissèlement des riches vers les pauvres, l’hypothèse d’efficience des marchés financiers, les modèles d’équilibre général où le marché sans entrave permet d’atteindre un optimum et où les crises financières sont par construction inexistantes…
La période de la « Grande Modération », qui s’étend du milieu des années 1980 jusqu’en 2007, pendant laquelle la volatilité du cycle des affaires s’était considérablement réduite, reposait donc en réalité sur un équilibre instable et sur une illusion de stabilité. Le réveil allait être douloureux.
Le krach de 2008 et la faillitocratie
Comme tout équilibre instable, le régime du Minotaure a fini par s’effondrer, fragilisé par les excès financiers de ses dernières années. L’enchainement qui mène alors de la crise des crédits hypothécaires aux États-Unis à la crise financière systémique puis à la plus grande récession de l’après-guerre est connu.
La théorie de Varoufakis est que cette crise a durablement affaibli, si ce n’est tué, le Minotaure. L’économie mondiale a donc perdu son mécanisme de recyclage des excédents, aussi imparfait qu’il était, et se trouve ainsi confrontée à un déficit de demande mondiale et à une instabilité chronique. La quasi-mort du Minotaure expliquerait le caractère prolongé de la crise dans laquelle nous sommes entrés en 2007.
En y regardant de plus près, si on considère que le Minotaure se définit comme la coexistence des déficits jumeaux abyssaux des États-Unis, on voit que ces derniers n’ont en réalité pas baissé avec la crise (le déficit budgétaire a même beaucoup augmenté). Mais Varoufakis considère qu’il faut regarder le déficit commercial en tendance, auquel cas on obtient en 2011 une baisse de 23 % par rapport à la tendance. Et si le financement par les non-résidents du déficit budgétaire a poursuivi sa hausse tendancielle, le financement étranger des entreprises étatsuniennes s’est lui effondré. La capacité du Minotaure a absorber le surplus de production du reste du monde et à simultanément attirer les capitaux engendrés par ces surplus serait donc durablement affectée.
Une ère post-Minotaure s’est ainsi ouverte, pleine d’incertitude économique et de dangers politiques. Un fait caractéristique de cet immédiat après-crise sur lequel insiste Varoufakis est que les responsables de la catastrophe, à savoir les élites financières, ont réussi par un étonnant retournement de circonstances à renverser le rapport de force politique qui semblait leur être devenu défavorable, et ont ainsi évité toute forme de règlementation ou de mise au pas de leurs activités et ont au contraire réussi à se maintenir dans un rapport de domination vis-à-vis du pouvoir politique. L’auteur qualifie cet ordre social de « faillitocratie », c’est-à-dire textuellement le pouvoir des banques qui ont pourtant fait faillite. Le plan Geithner-Summers, qui permit aux banques de se débarrasser à bon compte de leurs produits financiers toxiques via une socialisation des pertes, est un autre aspect important de cet étonnant rapport de force inversé. Cela contraste cruellement avec la période des années 1930 qui avait vu le secteur financier soumis à un strict encadrement par le pouvoir politique.
L’effondrement du Minotaure a également des conséquences sur les principaux pourvoyeurs de capitaux étrangers, à savoir les pays asiatiques. Le Japon trouvait son intérêt dans la période du Minotaure, puisque ce dernier lui fournissait un débouché pour ses produits industriels, dans le contexte d’une demande intérieure déprimée. Et les taux d’intérêts faibles au Japon fournissaient une incitation pour le portage (« carry trade ») qui alimentait le Minotaure en retour. La mort de ce dernier a entrainé un rapatriement massif des capitaux vers le Japon, causant une hausse du yen, déstabilisant le modèle exportateur et aggravant donc la stagnation. La Chine, quant à elle, a retenu la leçon de cette épisode, et résiste donc autant que possible aux demandes de ré-appréciation du renminbi, elle qui doit d’ailleurs en bonne partie son éveil économique à l’existence du Minotaure qui lui a fourni un débouché pour son industrie naissante. Dans la nouvelle ère qui s’ouvre, la Chine peut avoir de grandes ambitions, mais reste néanmoins fragile car confrontée à la nécessité de repenser son modèle de développement, qui doit dorénavant reposer sur une plus grande consommation intérieure tout en évitant l’écueil des bulles financières et immobilières.
Le cas européen
Comme cela a été dit, Varoufakis considère que l’Allemagne était le pivot européen du Plan Mondial orchestré par les États-Unis. Dans ce cadre, et tout comme le Japon, elle a réussi à développer une industrie performante en biens d’équipement mais dont les productions ne pouvaient pas être absorbées domestiquement. Cependant, et à l’inverse du Japon, elle disposait de sa propre zone d’influence géographique (sa périphérie européenne) qui lui fournissait la demande nécessaire, la rendant ainsi moins dépendante du Minotaure dans la période récente.
L’objectif de l’Allemagne était donc de consolider sa position d’exportatrice nette en Europe, position qui était néanmoins soumise à la menace de dévaluations compétitives de la part de ses partenaires. L’acceptation par l’Allemagne du Système monétaire européen (SME) puis de la monnaie unique était donc la conséquence de cette préoccupation.
Les autres pays européens se laissèrent convaincre par le projet de monnaie unique pour d’autres raisons. Dans les pays déficitaires du sud, les élites étaient lassées de subir la baisse de leur pouvoir d’achat à l’étranger, tandis que les classes populaires supportaient de moins en moins l’inflation domestique. Quant à la France, pays à part, son puissant secteur bancaire voyait dans la monnaie unique une belle opportunité de développement, tandis que ses hauts fonctionnaires et ses élites politiques espéraient assouvir leurs penchants impérialistes dans la construction d’un nouveau géant économique de premier rang.
L’incomplétude de la zone euro — c’est-à-dire l’absence de la possibilité de transferts entre États membres ou, dans le langage de Varoufakis, l’absence de mécanisme de recyclage des excédents — avait donc logiquement été délibérément voulue par l’Allemagne pour lui garantir sa position excédentaire.
Tant que le Minotaure étatsunien était en vie, cette architecture incomplète était tout de même en équilibre, car le Minotaure palliait à l’absence de mécanisme interne de recyclage des excédents. La demande qu’il engendrait permettait aux pays de la périphérie de compenser leur déficit vis-à-vis de l’Allemagne.
Avec la crise de 2008 et la mort du Minotaure, les conséquences de cette architecture défaillante ont donc été exposées au grand jour. Les dettes publiques ont explosé sous le poids des recapitalisations bancaires. Mais, à la différence de la fédération étatsunienne, chaque État membre de la zone euro a dû porter seul le poids de la défaillance de son système bancaire, sans solidarité intra-zone. En l’absence de possibilité de dévaluation, les États les plus faibles sont devenus des cibles faciles pour les spéculateurs, qui ont ainsi jeté leur dévolu sur les pays du sud, donnant naissance à la crise des dettes souveraines.
Une résolution adéquate de la défaillance architecturale de la zone euro pourrait reposer sur une annulation partielle des dettes publiques, sur un mécanisme de recyclage des excédents passant par un réinvestissement des surplus du Nord vers les pays du Sud via la Banque Européenne d’Investissement, et enfin sur une mutualisation de la dette publique inférieure 60 % via des rachats par la Banque Centrale Européenne.
Mais, selon Varoufakis, cette solution saine (ou une autre solution équivalente) a peu de chances de se matérialiser, car l’Allemagne se satisfait de la situation de crise de la zone euro. Elle en tire un ascendant sur les autres pays dans les cadres de discussion européens, car elle peut exercer un chantage à sa propre sortie de la zone. Tout mécanisme d’intégration plus profonde (type mutualisation de dette) lui ferait perdre l’option de sortie, et donc sa domination sur la zone. La crise de la zone euro ne semble donc pas prête de se résorber…
Quelques remarques
Le fil de l’argumentation du livre repose donc sur le concept de « mécanisme de recyclage des excédents » (MRE). Mais ce concept reste relativement flou, et semble parfois recouvrir des idées changeantes au long de l’ouvrage.
Il est clair que le concept de MRE désigne une certaine dynamique de la balance des paiements. Rappelons que cette dernière, du point de vue comptable, est par construction à l’équilibre, la balance courante (égale à la somme de la balance commerciale et de la balance des revenus et transferts) étant toujours exactement égale, mais de signe opposé, à la balance financière (si on fait abstraction des inévitables erreurs et omissions).
Ceci étant dit, la première ambigüité concerne le fait de savoir si un MRE est un système permettant de faire tendanciellement revenir les balances commerciales vers l’équilibre, comme le proposait Keynes durant la conférence de Bretton Woods. Bien que Varoufakis présente la proposition de Keynes comme un MRE particulièrement pertinent, il utilise ensuite le concept de MRE pour désigner des situations de déficit ou d’excédent commercial prolongées, comme dans le cas du Plan Mondial ou du Minotaure.
Cela renvoie ainsi à une deuxième ambigüité : si un MRE n’implique pas un retour tendanciel à l’équilibre des balances commerciales, alors de quoi s’agit-il ? Manifestement Varoufakis a en tête de « bonnes » façons de soutenir un déséquilibre commercial. Mais encore une fois il n’est pas toujours cohérent dans sa définition du concept. Tantôt il semble plutôt avoir en tête un mécanisme de transferts directs qui, comme au sein de la fédération étatsunienne, permettent d’assurer la stabilité de l’union monétaire (et ces transferts sont donc un élément qui permet d’équilibrer les balances courantes). Ou, le plus souvent, il semble plutôt désigner un mécanisme permettant d’assurer que la balance financière soit principalement constituée d’investissements direct étrangers ou d’investissements de portefeuille. La « mauvaise » façon de soutenir un déséquilibre commercial serait donc par opposition l’accumulation de devises ou de titres de créances, considérés comme moins saine que des investissements qui eux participent directement au maintien du tissu productif. Dans le cas de la zone euro, l’absence de MRE se traduirait en particulier (mais pas uniquement) par la divergence des soldes TARGET2 entre états membres (mais ce point n’est pas clairement explicité par Varoufakis).
La troisième ambigüité, celle-ci partiellement assumée par l’auteur, concerne la nature institutionnelle du MRE. S’agit-il d’un arrangement centralisé et planifié dans le cadre d’une coopération inter-étatique, ou est-ce un phénomène décentralisé par le biais du marché et dont l’émergence serait éventuellement facilitée par des incitations ?
En définitive, on peine à saisir les contours théoriques du concept de MRE utilisé abondamment par l’auteur, concept qui aurait donc gagné à être plus rigoureusement explicité. L’idée qu’il faut toutefois retenir, et à laquelle on ne peut que souscrire, est qu’il n’est pas raisonnable d’espérer parvenir à la stabilité économique et géopolitique sans une gestion proactive et coopérative des déséquilibres commerciaux.
La troisième ambigüité relevée ci-dessus renvoie par ailleurs à la vision parfois manichéenne développée par l’auteur. Ce dernier attribue un pouvoir de planification et d’anticipation aux décideurs politiques qui semble clairement excessif. Non seulement ceux-ci semblent largement affranchis des luttes de classes et plus largement des dynamiques sociales et politiques internes à leurs pays respectifs, mais de surcroit ils sont supposés dotés d’une capacité à manipuler des forces de marché (et notamment les flux de capitaux) à faire pâlir d’envie un planificateur soviétique. Les causalités entre phénomènes ne sont d’ailleurs pas toujours très explicites, ni très convaincantes. La scénarisation, et même la mythification, de certains épisodes historiques, même si elles ajoutent indéniablement à l’attrait littéraire de l’ouvrage, n’aident pas non plus à clarifier les choses. Au final, la philosophie de l’Histoire développée par l’auteur n’a pas grand-chose à voir avec le matérialisme historique ; ce qui, pour quelqu’un qui se définit comme « marxiste inconstant », n’est somme toute pas surprenant !
En dépit de ces réserves, c’est une passionnante fresque historique, politique et économique qui nous est livrée par l’auteur, dans une prose flamboyante et mordante fidèle à l’image que les médias donnent du personnage. Elle nous permet de mieux comprendre le point de vue intellectuel et idéologique d’un des acteurs clés de la crise de la zone euro, dont l’envie de peser sur le cours des évènements semble toujours intacte après sa difficile expérience ministérielle…
[1] | Ce qui est somme toute fort logique, car les déficits des uns sont nécessairement les excédents des autres ; et la causalité qui va de l’un à l’autre n’est pas clairement établie… |
[2] | Au début des années 2000, Wall Street absorbait environ 70 % des flux de capitaux internationaux ! |