Ci-dessous quelques réflexions sur la séquence politique grecque de ces dernières semaines et sur les conséquences de l’accord du 13 juillet au sommet de la zone euro. Il s’agit d’une approche volontairement critique, qui n’enlève rien à l’appréciation fondamentalement positive que je fais de la combativité de Syriza et d’Alexis Tsipras depuis l’élection du 25 janvier, dans le cadre de rapports de force particulièrement dégradés (entre États, mais aussi du fait de la quasi-absence de mobilisations populaires hors de Grèce). Je n’insiste pas non plus sur le caractère proprement scandaleux de l’accord du 13 juillet imposé à Tsipras par les dirigeants de la zone euro, dans une claire volonté d’humiliation de tout un peuple.
- L’accord n’est pas viable, ni économiquement ni politiquement. D’une part, il repose sur la même logique anti-économique que les précédents mémorandums. S’il venait à être appliqué, la crise économique grecque ne pourrait que s’aggraver, avec pour conséquence la destruction de la base des remboursements, et donc une nouvelle explosion du ratio dette sur PIB. En l’absence d’allègement substantiel du poids de la dette (explicitement écarté dans l’accord), un défaut unilatéral deviendrait donc très probable. C’est d’ailleurs pour cela qu’il n’est à cette heure pas exclu que le FMI refuse de participer au nouveau programme, car il juge la trajectoire de dette insoutenable ; ceci aurait pour conséquence de tuer l’accord dans l’œuf. D’autre part, sur le plan politique, la logique des mémorandums ayant été rejetée par deux fois dans les urnes (le 25 janvier puis le 5 juillet), on voit mal comment le peuple grec pourrait encore accepter de subir trois années de ce régime austéritaire. La traduction institutionnelle de ce rejet populaire est encore incertaine ; elle dépendra évidemment des recompositions internes à Syriza et plus largement des dynamiques sociales et politiques à gauche, mais aussi, malheureusement, de la capacité de l’extrême-droite à instrumentaliser la situation.
- N’étant pas viable, l’accord n’empêche donc pas la sortie de la Grèce de la zone euro (« grexit »), contrairement à la présentation optimiste qui en est faite, notamment par les autorités françaises. Le 13 juillet marque seulement le début d’un processus de négociations, qui devrait durer plusieurs semaines pour la mise en œuvre initiale du programme, et qui sera ensuite soumis à des « revues » périodiques pendant trois années. C’est autant d’occasions pour que s’opère une rupture, qui arrivera très probablement compte tenu des éléments mentionnés au point précédent : elle pourra être le fait de la Grèce, mais également le fait de l’ex-Troïka qui constatera que les objectifs budgétaires n’ont pas été atteints (en tentant d’en faire porter le chapeau aux Grecs plutôt qu’à l’inanité du plan). Et cette rupture remettrait immédiatement le « grexit » sur la table (même si on ne peut que souhaiter une issue plus positive consistant en une vraie remise de dette, qui semble cependant peu probable vu l’opposition catégorique de l’Allemagne).
- En réalité, la sortie d’un pays de la zone euro est aujourd’hui plus probable qu’elle ne l’a jamais été. Les évènements de ces dernières semaines ont révélé que de nombreux acteurs institutionnels et politiques de la zone euro étaient prêts à risquer voire à provoquer la sortie d’un pays pour parvenir à leurs objectifs politiques. D’un côté, on a vu une BCE n’assumant pas son rôle théorique de garante de la cohésion et de la stabilité de la zone euro : elle a au contraire délibérément provoqué la paralysie du système financier grec ; et un de ses dirigeants (Benoît Cœuré) a ouvertement évoqué la possibilité du « grexit », ce qui est très significatif quand on connait la prudence habituelle des banquiers centraux dans leurs déclarations publiques. De l’autre côté, plusieurs dirigeants de la zone euro ont affiché leur volonté de punir le peuple grec parce qu’il avait choisi les mauvais dirigeants et avait mal répondu à la question référendaire. Cette punition devait prendre la forme d’une sortie chaotique de la zone euro, dans l’espoir que le cout économique et social en soit suffisamment élevé, ceci afin de discipliner les peuples des autres pays de la zone.
- La principale erreur de Tsipras a donc été de ne pas préparer sérieusement le « grexit » sur un plan technique et opérationnel (ceci a été confirmé par Varoufakis comme étant une décision délibérée). Cette impréparation était une double faute. D’une part, elle constitue un désarmement unilatéral dans la négociation. Même si une partie de l’Eurogroupe semble effectivement se satisfaire d’un « grexit », tous les États ne le souhaitent pas, et en particulier pas les deux poids lourds que sont la France et l’Italie. Cette ligne de fracture aurait pu être exploitée à son profit par le gouvernement grec, mais encore aurait-il fallu qu’il ait un plan alternatif. À montrer qu’on veut rester dans l’euro à n’importe quel prix, on en paye le prix maximum… D’autre part, le « grexit » a toujours été et reste une éventualité probable, quelle que soit la combativité du gouvernement grec, et ne pas s’y préparer relève d’un manque de réalisme. Même si les traités ne permettent pas formellement d’exclure un membre de la zone euro, la coupure des liquidités par la BCE permet d’obtenir le même résultat en pratique, et on a vu que cette arme serait utilisée sans scrupule au besoin. Pour faire échec au plan de Schäuble d’un « grexit » chaotique et douloureux, il donc est indispensable d’effectuer une planification méticuleuse du scénario de sortie, pour en amortir autant que possible l’impact social et économique s’il devait se matérialiser.
- L’interprétation faite par Tsipras du résultat du référendum du 5 juillet est contestable. Même s’il avait clairement indiqué qu’il ne s’agissait pas d’un vote pour ou contre l’euro, de nombreux médias et politiques l’interprétaient pourtant de cette façon, et on peut donc raisonnablement affirmer que les Grecs étaient, dans leur majorité, prêts à prendre un risque de « grexit » pour éviter une nouvelle cure d’austérité. Le « non » était donc non seulement un refus du texte soumis au vote, mais également la légitimation d’une stratégie de confrontation avec les créanciers. On peut en outre s’interroger sur la validité des sondages donnant le soutien à l’euro majoritaire dans la population, quand on voit l’échec des sondeurs à pronostiquer le résultat du référendum. Autrement dit, entre les deux branches de l’alternative qui a été imposée par les créanciers, à savoir « austérité ou sortie de l’euro », seul le rejet du premier terme a été soumis à une validation démocratique, pas le deuxième. C’est pourtant l’interprétation exactement inverse qui a été faite par Tsipras, puisqu’il a signé un accord qui s’avère autant sinon plus austéritaire que le texte rejeté par référendum, au nom du maintien à tout prix dans l’euro. En optant pour une lecture à contresens du référendum, il a pris le risque de l’épuisement de la dynamique populaire qui s’était cristallisée durant la campagne référendaire, avec dorénavant la possibilité que la colère s’exprime par des voies nettement moins progressistes.
- Pour la Grèce, les couts associés à un « grexit » ont en partie déjà été payés. Le gouvernement est déjà en excédent primaire, ce qui signifie qu’il peut opérer sans accès aux financements extérieurs après un défaut. La balance commerciale est maintenant proche de l’équilibre (même si c’est pour de mauvaises raisons, à savoir la compression de la demande interne), ce qui signifie que dans le court terme la dévaluation de la nouvelle drachme ne sera pas nécessairement gigantesque. Et le système bancaire est déjà en crise, avec un manque de liquidités, une solvabilité incertaine et une paralysie totale depuis 10 jours. Donc, même si le scénario du « grexit » reste incertain et potentiellement douloureux, l’arbitrage économique entre « grexit » et austérité au sein de la zone euro est nettement plus favorable au « grexit » qu’il ne l’était il y a quelques années. Sans prétendre trancher définitivement la question (faute d’outils quantitatifs adéquats et face à l’absence de réel précédent historique comparable) on peut donc légitimement se demander si le « grexit » n’était pas préférable pour la Grèce à ce 3e mémorandum. D’autant plus qu’au-delà de l’aspect purement économique, l’accord a aussi un cout politique et démocratique exorbitant, avec une défaite majeure pour le camp progressiste, le risque que l’extrême-droite en profite, un nouveau recul des principes de souveraineté démocratique, et le déclin de l’idéal européen dans la conscience des peuples d’Europe.
- Entre l’acceptation du plan des créanciers et le « grexit » sec, il y a un espace, mince mais réel, pour une riposte graduée. Celle-ci passe, comme cela a été notamment développé par la Plateforme de Gauche de Syriza, par l’émission de titres de reconnaissance de dette par le gouvernement, par la prise de contrôle des banques privées (qui sont en réalité déjà majoritairement détenues par l’État), voire par la réquisition de la Banque Nationale de Grèce. Ces actions unilatérales peuvent conduire au « grexit », mais ce n’est ni immédiat ni certain, et elles constituent de toute façon la seule option disponible dans le cadre d’une stratégie de confrontation réaliste. Elles permettraient en outre de redonner de l’air à l’économie dans le court terme. La bataille pourrait également se déplacer sur le terrain judiciaire (comme proposé par Dominique Plihon), en attaquant la BCE devant la Cour de Justice de l’Union Européenne pour ses actions de ces dernières semaines, qui sont manifestement contraires aux traités.
- L’insistance qu’on retrouve dans beaucoup de commentaires sur la responsabilité principale de l’Allemagne dans le traitement infligé à la Grèce constitue une erreur d’analyse et une impasse stratégique, grosse de risques de dérapages nationalistes. La partie allemande a certainement été la plus dure dans la négociation, mais cela ne saurait masquer la responsabilité des États soi-disant plus conciliants. Il y a en réalité consensus entre ces deux fractions des classes dirigeantes sur le fait que les politiques néolibérales et austéritaires doivent continuer à s’appliquer en zone euro. La divergence repose plutôt sur la meilleure manière de maintenir cette cohérence idéologique, certains considérant qu’elle s’obtiendra en expulsant la Grèce, d’autres pensant qu’il faut faire capituler cette dernière au sein de la zone.
- La priorité pour la gauche européenne et française est aujourd’hui de repenser son rapport à l’euro. Il n’est dorénavant plus possible, pour les forces progressistes, de faire l’impasse sur la construction d’une stratégie de confrontation avec les institutions de la zone euro, qui n’exclue pas a priori la possibilité de la sortie. Il faut reconnaitre la clairvoyance de ceux qui, depuis longtemps à gauche, dénoncent le mythe de « l’autre euro ». Qu’on le veuille ou non, et en dépit de l’attrait intellectuel de cette option stratégique, celle-ci n’a pas passé son premier test de réalité. Certes, les termes du débat ne se posent pas de la même façon en Grèce que, par exemple, en France, si un gouvernement de rupture devait y arriver au pouvoir ; ce dernier aurait certainement plus de marges de manœuvre que n’en a eu le gouvernement Tsipras, mais il serait néanmoins confronté à un cadre institutionnel qui a été précisément été construit pour résister aux alternances politiques. Il semble donc dorénavant clair que faire de l’euro un totem inattaquable à gauche serait au mieux irréaliste, au pire totalement irresponsable. En définitive, l’extrême-droite serait la première à profiter de cet aveuglement…