À peine élu, le gouvernement Syriza doit faire à une double urgence budgétaire et bancaire, conséquence des plans d’austérité et du sauvetage sur deniers publics des banques européennes en 2012. C’est un véritable carcan qui a été mis en place par la Troïka et les gouvernements précédents, destiné à empêcher toute politique alternative, et qu’il s’agit maintenant de briser pour retrouver des marges de manœuvre et appliquer un programme d’urgence sociale. Tout l’enjeu réside dans le choix de la stratégie de confrontation avec les institutions européennes, et en particulier l’attitude à adopter face à la dette et à l’euro.
Des finances publiques sous tension
Sur le front des finances publiques, le gouvernement grec fait face à d’importantes échéances de remboursement sur sa dette. Rien qu’en 2015, il est supposé rembourser 8,2 milliards d’euros au FMI, 6,5 milliards à la BCE, auxquels s’ajoutent 7,3 milliards d’euros d’intérêts [1], soit un total de 22 milliards d’euros. C’est une somme considérable, qui représente environ 12 % du PIB, ou encore 26 % des revenus annuels du gouvernement. Et ces échéances interviennent dans un contexte où les rentrées fiscales se font difficiles, de nombreux contribuables ayant du mal à payer leurs impôts. L’année 2016 s’annonce moins difficile à franchir, avec environ 13 milliards à rembourser, mais il faudra d’abord passer le cap de 2015. C’est un véritable « couteau de l’asphyxie financière » qui est placé sous la gorge du gouvernement Syriza, pour reprendre une expression d’Alexis Tsipras.
On voit d’ailleurs que ce qui importe, ce n’est pas tant le montant du stock total de dette, mais plutôt ce qui doit être payé dès aujourd’hui. Une dette importante est beaucoup plus supportable si elle n’a pas à être remboursée maintenant mais plutôt dans un futur lointain, que l’on peut en outre espérer plus favorable. La proposition de Yanis Varoufakis de transformer une partie de la dette en obligations perpétuelles, même si elle ne fait pas baisser le montant total de la dette, reste donc parfaitement cohérente avec les objectifs de Syriza. Sa mise en œuvre dégagerait d’importantes marges de manœuvre pour le gouvernement, tout en étant plus acceptable pour les créanciers qu’une annulation pure et simple.
Un système bancaire menacé d’asphyxie
La deuxième pression sur le gouvernement s’exerce via la sphère bancaire. À compter de l’annonce de la tenue de nouvelles élections, d’importantes masses de capitaux ont commencé à quitter la Grèce. Ces mouvements sont principalement le fait d’épargnants ou de spéculateurs qui anticipent une sortie de la Grèce de la zone euro suivie d’une dévaluation de la nouvelle monnaie, et qui cherchent à s’en protéger ou à en profiter. Ces fuites de capitaux se sont accélérées après la victoire de Syriza, et le système bancaire se serait probablement retrouvé à court de liquidités sans l’accord à l’Eurogroupe du 20 février, qui a permis de stopper l’hémorragie. Même si la sauvegarde des banques n’est pas en soi un objectif de Syriza, leur asphyxie aurait porté un coup fatal à une économie déjà fragile, étant donné que le financement du secteur privé y est essentiellement d’origine bancaire. Sans compter que ces mêmes banques participent directement au financement de l’État en achetant sa dette à court terme, et lui sont donc indispensables à ce stade.
Dans ce contexte de pré-crise bancaire, la BCE a décidé le 4 février de refuser de fournir des liquidités aux banques qui présenteraient des titres de la dette grecque comme contrepartie. Cette décision de la BCE était éminemment politique, même si celle-ci s’en défend, et avait pour objectif d’augmenter la pression sur le gouvernement grec. D’une part, les banques ont perdu un moyen d’accès à la liquidité (il leur reste encore un deuxième canal d’accès, plus couteux), et sont donc plus fragiles face à la fuite des capitaux. Et d’autre part elles seront dorénavant moins enclines à financer le gouvernement grec, puisqu’elles ne pourront plus se refinancer en échange des titres de la dette publique.
L’accord à l’Eurogroupe : trop tôt pour juger
Dans ce contexte de double urgence fiscale et bancaire, le gouvernement grec a estimé que sa position était trop fragile et qu’il lui fallait d’abord gagner du temps pour constituer un meilleur rapport de force, plutôt que d’aller immédiatement à l’affrontement. Il a donc cherché à obtenir une prolongation technique du programme d’ajustement macroéconomique qui arrivait à échéance le 28 février. Un compromis fut trouvé lors de la réunion de l’Eurogroupe du 20 février, suivi de l’envoi d’une liste de propositions de réformes par le gouvernement grec trois jours plus tard.
Pour pouvoir porter un jugement sur l’accord obtenu, il faut examiner le contexte dans lequel s’est déroulée cette négociation. À la délicate situation budgétaire et bancaire, au coup de force de BCE, s’ajoutait un rapport de force politique très défavorable au sein de l’Eurogroupe : Yanis Varoufakis y était à 1 contre 18. L’Allemagne, pays au poids économique le plus important dans la zone, était en opposition frontale, soutenue par de nombreux autres dont l’Espagne, autre poids lourd. Les gouvernements français et italiens, qui auraient pu faire contrepoids, ont préféré abandonner leurs promesses de réorientation des politiques économiques européennes, alors que la nouvelle situation grecque offrait justement une opportunité de changement. Et les mobilisations populaires de solidarité hors de Grèce, bien que réelles, n’ont pas été à la hauteur de l’enjeu.
À l’aune de ce rapport de force particulièrement défavorable, l’accord obtenu n’est certainement pas une victoire grecque, mais ce n’est pas non plus une capitulation. Une partie des engagements du programme de Thessalonique se trouve inscrite dans l’accord. Mais la plupart de ces avancées (programme d’urgence sociale, hausse du salaire minimum, accès universel aux soins de santé, programme d’embauche de chômeurs…) se trouvent neutralisées par un engagement à conserver l’équilibre fiscal et la compétitivité. Il semble donc clair qu’à ce stade la messe n’est pas dite, et qu’à l’avenir chaque camp va invoquer sa propre lecture de l’accord : Syriza appliquant certaines mesures de son programme en minorant leur impact budgétaire ou en insistant sur les recettes issues de la lutte contre la fraude fiscale, les autres États européens hurlant à l’inconséquence budgétaire.
Préparer la sortie de l’euro pour y rester
Un élément permettrait toutefois de faire basculer le rapport de force : une menace crédible d’un défaut sur la dette. Ce qui implique d’être préparé à une sortie de la zone euro, car même si les traités ne prévoient pas la possibilité d’exclure un membre de la zone, la BCE pourrait couper totalement le robinet à liquidités, obligeant le gouvernement à émettre sa propre monnaie, ce qui constituerait de facto une rupture avec l’euro.
Quels sont les couts d’un tel scénario pour le reste de la zone euro ? La dette de la Grèce à l’égard des gouvernements et institutions de la zone euro représente environ 300 milliards d’euros [2], soit 3 % du PIB de la zone euro, ce qui est un choc tout à fait absorbable mais néanmoins non négligeable. À ce cout financier direct s’ajoute un risque institutionnel difficile à évaluer, mais potentiellement important : risque de nouvelle crise sur les dettes publiques des pays périphériques, perte de crédibilité et d’attractivité de la monnaie unique, remise en cause de la finalité du projet d’intégration européenne. Et il y a également le risque éminemment politique que la Grèce réussisse sa sortie de la zone euro ! Même si certains dirigeants d’Europe du Nord n’excluent plus une sortie de la Grèce, ils expriment plus vraisemblablement une posture de négociation qu’une véritable ligne politique, compte tenu des risques et des incertitudes.
Pour la Grèce, un défaut et une sortie de l’euro auraient un certain nombre d’avantages immédiats : la réapparition de marges fiscales substantielles et le retour à la souveraineté monétaire, permettant de sortir enfin du puits sans fond de l’austérité et d’appliquer le programme de Thessalonique. La dévaluation de la nouvelle drachme permettrait de regagner en compétitivité ; et la perte de pouvoir d’achat populaire sur les produits importés pourrait être amortie par les recettes d’une nouvelle taxe sur le tourisme des étrangers [3]. Les risques sont cependant nombreux : possibilité de recours juridiques des créanciers, mesures de rétorsion sur le commerce extérieur, perte d’accès temporaire aux marchés financiers, période de transition chaotique, attaques spéculatives sur la drachme… Sortir de l’euro ne peut donc être qu’un choix par défaut face à l’impossibilité d’imposer un rapport de force intra-européen suffisant, choix qui ne peut intervenir qu’à l’issue d’un processus de confrontation bénéficiant d’un fort soutien populaire. Mais il est toutefois parfaitement possible que cette sortie se traduise par un succès économique, comme ce fut le cas pour l’Argentine après le défaut sur sa dette et la rupture de son arrimage à la zone dollar.
Si le gouvernement grec n’a pas mis la sortie de la zone euro dans la balance des négociations, c’est qu’il n’avait pas reçu mandat des électeurs en ce sens, ayant axé sa campagne autour de négociations avec les partenaires européens. La recherche d’un compromis avec l’Eurogroupe était donc une étape incontournable, également parce qu’elle accélère la prise de conscience quant à la nature réelle des institutions européennes, ainsi que l’explique Dimitris Alexakis. Le temps gagné doit être mis à profit pour ouvrir le débat et permettre une appropriation par la population des enjeux de la situation et des orientations stratégiques. La création d’une commission d’audit de la dette publique, annoncée par la Présidente du Parlement Zoe Konstantopoulou, va clairement dans ce sens.
Ce temps gagné doit également être utilisé pour concevoir un plan opérationnel de sortie de l’euro, ce qui passe notamment par la planification de mesures de contrôle des flux de capitaux, la conception puis l’impression de nouveaux billets, la reconstitution de compétences de politique monétaire à la Banque de Grèce, la reconstruction du système bancaire (qui sera facilitée par le fait que 3 des 4 principales banques sont déjà majoritairement contrôlées par l’État). Bien préparer la sortie n’est pas du tout incompatible avec la volonté de rester dans l’euro. Au contraire, le paradoxe de la situation est qu’une sortie de l’euro sera d’autant moins probable que le scénario de sortie sera crédible et correctement préparé, renforçant ainsi la position de négociation du gouvernement grec.
Les conditions d’une victoire
La séquence politique ouverte par la victoire de Syriza ne fait que commencer, et l’issue en est aujourd’hui totalement incertaine. Le gouvernement grec bénéficie pour l’heure d’un large soutien populaire, et sa stratégie de « désobéissance contrôlée », pour reprendre l’expression de Stathis Kouvelakis, semble bien comprise, ce qui représente un atout déterminant. Le rapport de force intra-européen reste lui pour le moment très défavorable, avec un faible niveau de mobilisation hors de Grèce. Et les possibilités de victoires électorales de l’autre gauche en Espagne ou en Irlande sont trop lointaines au regard des rythmes rapides dans lesquels se développe la confrontation.
En effet, au vu des échéances de remboursement très serrées, la question du paiement de la dette et du maintien dans l’euro sera vraisemblablement tranchée d’ici l’automne. En supposant que la prolongation pour 4 mois du programme d’assistance débouche sur les versements de fonds prévus — ce qui est encore loin d’être acquis — les finances publiques resteront sous très forte tension ; un retour de la croissance consécutif à l’arrêt de l’austérité et des succès dans la lutte contre la fraude fiscale pourraient toutefois permettre de passer victorieusement le cap des remboursements à la BCE cet été. En revanche, si l’accord esquissé à l’Eurogroupe devait finalement échouer, un défaut de paiement deviendrait inévitable, entrainant probablement une sortie de l’euro. Les rapports de force politiques en Grèce comme en Europe seront bien entendus déterminants pour décider de l’issue finale, mais il ne faut toutefois pas négliger les logiques institutionnelles qui peuvent déclencher des enchainements échappant aux intentions initiales des acteurs (c’est-à-dire une sortie « accidentelle » de l’euro, ce que les anglo-saxons nomment grexident).
En définitive, l’enjeu pour Syriza n’est pas de trancher entre une sortie unilatérale de l’euro ou un maintien à tout prix. Une victoire est possible en dehors comme au sein de la zone euro, et la voie à emprunter s’imposera d’elle-même en fonction des développements futurs. Au-delà de l’indispensable préparation technique des différents scénarios, la réussite de Syriza dépendra avant tout de sa capacité à gérer la tension dialectique entre confrontation avec les institutions européennes et conservation d’une large assise populaire.
[1] | Il faudra également rembourser environ 15 milliards sur des billets de trésorerie à court terme, mais on peut raisonnablement faire l’hypothèse que ces titres seront immédiatement refinancés (c’est-à-dire que l’État grec émettra de nouveaux prêts à court terme d’un montant équivalent). |
[2] | Dans le détail : 142 milliards d’euros du Fonds européen de stabilité financière (FESF), 53 en prêts bilatéraux, 29 en obligations grecques détenues par la BCE et les banques centrales nationales, 75 de balance TARGET2 (le système de règlement interbancaire de la zone euro). |
[3] | L’idée serait d’instaurer une taxe sur les services touristiques fournis aux étrangers, d’un taux environ égal à celui de la dévaluation de la monnaie. De la sorte, les prix des services touristiques exprimés en euros seraient inchangés, et resteraient donc aussi compétitifs qu’avant la sortie de la zone euro. Et les recettes de cette nouvelle taxe permettraient de subventionner les biens importés de première nécessité, afin que la consommation populaire ne soit pas pénalisée par la dévaluation. |