La Banque Centrale Européenne (BCE) vient de s’engager dans un tournant de politique monétaire, en lançant un programme massif d’achats de titres de dette publique, aussi appelé « assouplissement quantitatif » (quantitative easing). L’efficacité de ce programme du point de vue de la relance de l’économie et des objectifs d’inflation risque cependant d’être limitée, avec en outre le risque d’alimenter une nouvelle bulle financière. Une autre politique monétaire serait pourtant possible, plus juste et plus efficace.
Un tournant de politique monétaire
Le « programme d’achat [de titres] du secteur public » (PSPP) a commencé le 9 mars 2015 avec les premiers achats d’obligations publiques. La BCE se fixe comme objectif d’acheter 60 milliards d’euros par mois de titres des États de la zone euro et d’autres titres émis par des organismes publics nationaux ou supranationaux, et ce jusqu’à septembre 2016 au moins.
Si la BCE s’est résolue à utiliser cet instrument qui est nouveau pour elle, c’est que ses instruments habituels, à savoir la manipulation du taux d’intérêt à court terme, sont devenus inopérants : les taux courts étant déjà à zéro, voire légèrement négatifs, ils ne peuvent plus baisser. La BCE a aussi expérimenté d’autres instruments non conventionnels, en particulier des prêts à long terme aux banques, mais cela n’a pas eu l’effet escompté. Pourtant la déflation menace la zone euro, l’économie reste toujours convalescente, et il fallait donc trouver un autre moyen d’action. Le recours à l’assouplissement quantitatif symbolise donc d’abord l’échec des politiques macroéconomiques en zone euro, qui n’ont pas permis de sortir de la crise initiée en 2008 et ont au contraire provoqué un second plongeon en 2011. Cet échec est d’autant plus patent que la BCE s’aventure sur le terrain de l’assouplissement quantitatif au moment précis où les autres banques centrales, et en particulier la Réserve Fédérale états-unienne, en sortent. La désynchronisation de la zone euro est plus grande que jamais, ce qui jette une lumière crue sur ses faiblesses institutionnelles et sur l’inconséquence de ses politiques.
Le programme d’achat de titres publics n’implique pas la seule BCE, mais l’Eurosystème dans son ensemble, c’est-à-dire toutes les banques centrales nationales de la zone euro. Comme il est d’usage dans le fonctionnement de la zone, ces dernières vont mettre en œuvre de façon décentralisée les décisions prises à Francfort. Mais le fait nouveau est que les titres de dette d’un pays donné seront presque exclusivement achetés par la banque centrale du pays en question, et conservés dans son bilan propre. L’idée étant que, si un pays de la zone euro devait faire défaut sur sa dette, le risque serait porté uniquement par les contribuables de ce pays et non pas par l’ensemble des contribuables européens. La peur d’un transfert fiscal entre États membres est pourtant totalement infondée et repose sur une mauvaise compréhension de la politique monétaire, comme le rappellent Paul de Grauwe et Yuemei Ji : une banque centrale n’est pas comparable à une banque commerciale, et peut encaisser des pertes sans avoir à être recapitalisée. Mais surtout ce dispositif de « partage des risques » envoie un message très dangereux, à savoir que la BCE considère comme envisageable un défaut souverain. Ce qui est d’ailleurs totalement contradictoire avec l’intervention de la BCE pendant la crise des dettes souveraines (programme OMT) et le fameux « whatever it takes » de Mario Draghi. L’obsession d’imposer une « discipline de marché » à des gouvernements supposément irresponsables fragilise toujours plus un édifice institutionnel déjà bien mal en point.
Un risque de bulle pour un résultat incertain
L’espoir de la BCE est que cette nouvelle politique permettra de relancer les investissements privés. Les achats de dette souveraine devraient faire baisser les taux à long terme dans l’ensemble de l’économie, permettant un redémarrage du crédit aux entreprises et donc de l’économie. En parallèle l’inflation devrait augmenter et se rapprocher de la cible de 2 %, ce qui est l’objectif premier de la BCE. Mais il y a deux obstacles de taille à ce scénario. D’une part, le mécanisme de transmission monétaire fonctionne actuellement mal en zone euro : les baisses de taux sur les actifs sans risque se répercutent mal dans les taux de crédit aux entreprises. Et d’autre part, la demande de crédits reste très faible dans un environnement économique fragile et incertain, avec une demande agrégée déprimée et donc des carnets de commande peu remplis.
Il est donc probable qu’une bonne partie des liquidités nouvellement créées n’iront pas vers le financement de l’économie réelle. Mais alors, vers où se dirigeront-elles ? Vers la spéculation sur les marchés financiers, hélas ! Concrètement, le risque de création d’une nouvelle bulle financière est très réel. La BCE elle-même le reconnait, même si elle estime être en mesure de contrôler ce risque. Pourtant, l’emballement financier semble avoir déjà commencé : l’indice des principales valeurs de la zone euro, l’Euro Stoxx 50, a augmenté de près de 18 % ces trois derniers mois. Le CAC 40 n’est pas en reste et affiche une hausse comparable. Les marchés financiers étant globalisés, ces liquidités peuvent aussi alimenter la bulle en cours de création aux États-Unis d’Amérique (voir à ce sujet l’analyse de Jean Gadrey). Étant donné l’impact catastrophique de l’explosion de la dernière bulle financière, la BCE n’est-elle pas en train de jouer avec le feu ?
Et même si une nouvelle crise financière devait être évitée, la hausse des actifs financiers n’est jamais neutre. En particulier, elle a un impact redistributif immédiat, et pas dans le bon sens : ceux qui en profitent sont ceux qui possèdent des actifs financiers, c’est-à-dire les plus aisés. Ceux qui n’ont pas d’épargne, ou uniquement de l’épargne règlementée, ne verront pas la couleur de cet argent. La priorité est-elle d’augmenter encore les inégalités, alors que la crise de 2008 les a déjà fait exploser ?
On pourrait objecter que la nouvelle politique monétaire va desserrer la contrainte de l’austérité pesant sur les États européens, puisque l’assouplissement quantitatif ressemble à du financement monétaire des États. En réalité, il n’en est rien : le déficit et la dette publique resteront soumis au carcan du Pacte de Stabilité et de Croissance. Le seul gain budgétaire pour les États se fera sur leur charge d’intérêts. Mais ce gain sera très faible, car les taux sont déjà bas, et la baisse supplémentaire attendue ne se transmettra que lentement dans la charge effective d’intérêts (d’autant moins vite que la maturité de la dette est élevée).
Contribuer à la justice sociale et à la transition écologique
Une bonne politique monétaire dans les circonstances actuelles consisterait à donner des liquidités aux agents économiques qui vont les dépenser, tout en contribuant à des objectifs sociaux et écologiques. Cela permettrait de faire baisser le chômage, d’écarter le spectre de la déflation, tout en amorçant le virage vers une société plus juste et respectant les contraintes écologiques.
Le secteur public serait évidemment idéalement placé pour utiliser efficacement ces nouvelles liquidités via un programme ambitieux d’investissement public. Même le Fonds Monétaire International concède que la baisse continue de l’investissement public depuis le début des années 1980 a des conséquences négatives, notamment sur la qualité des infrastructures, et que la période actuelle est propice à l’inversion de cette tendance grâce à la faiblesse historique des taux d’intérêt. Tous les échelons administratifs pourraient être mobilisés, en fonction de la dimension et du périmètre des projets : local, régional, national, supranational. Mais une telle politique n’est malheureusement pas possible aujourd’hui, du fait des absurdes traités européens qui additionnent dépenses courantes et investissement dans le calcul du déficit public et qui interdisent le financement monétaire des institutions publiques [1].
Les traités ne doivent cependant pas servir d’excuse à la BCE, car une autre politique serait possible même dans le cadre juridique actuel. La créativité démontrée par la BCE en terme d’instruments de politique monétaire ces dernières années et la gestion de la crise chypriote par des moyens peu orthodoxes prouvent d’ailleurs que les marges de manœuvre sont réelles.
On peut imaginer au moins trois vecteurs de cette politique monétaire alternative, qui ne sont pas mutuellement exclusifs mais plutôt complémentaires :
- Un refinancement sélectif des banques, en fonction de la nature des projets qu’elles-mêmes financent. Le refinancement serait d’autant moins couteux que les projets financés répondraient à des critères sociaux et écologiques ; à l’inverse le refinancement pour motifs spéculatifs serait fortement pénalisé (cette idée est notamment développée par Frédéric Boccara, Yves Dimicoli et Denis Durand). Le principe d’un refinancement conditionnel a déjà été expérimenté par la BCE dans le cadre du programme targeted long-term refinancing operations (TLTRO). Il s’agirait donc de généraliser ce principe à toutes les opérations de refinancement, et de rendre la conditionnalité nettement plus stricte.
- Un financement monétaire de la transition énergétique, comme proposé par Étienne Espagne, Michel Aglietta et Vincent Aussilloux. Une agence publique remettrait des certificats aux entreprises lorsque celles-ci procèdent à des investissements bas carbone, c’est-à-dire conduisant à des économies quantifiables d’émissions carbones. Ces certificats seraient ensuite échangés par la BCE contre des liquidités. Le prix social de la tonne de carbone serait fixé par une décision politique, ce qui distingue ce mécanisme du marché des émissions carbones qui a échoué. Même si ce mécanisme ne peut pas se substituer à une taxe carbone — qui reste la meilleure façon d’enrayer le changement climatique —, il permettrait néanmoins d’enclencher la transition en l’absence de majorité politique pour appliquer une taxe substantielle.
- La distribution d’une somme forfaitaire à chaque citoyen de la zone euro (« helicopter money »), par création monétaire pure (voir par exemple ce billet de John Muellbauer). Idéalement il faudrait concentrer cette distribution sur les plus modestes, pour des raisons de justice sociale mais également car ce sont eux qui sont les plus susceptibles de dépenser cet argent. Cette sélectivité pourrait être néanmoins contestée car constituant un mélange de politique fiscale et de politique monétaire. Une solution serait alors de distribuer le même montant à tous les citoyens, ce qui resterait malgré tout progressif : en proportion de leur revenu, les pauvres toucheraient plus que les riches ; et comme il y a nettement plus de pauvres que de riches, l’essentiel de la création monétaire irait vers les classes populaires.
On le voit, des alternatives existent, même dans le cadre institutionnel actuel. Il est donc urgent, et possible, de changer de politique monétaire.
[1] | À noter que le plan Juncker de relance de l’investissement en Europe n’est pas du tout à la hauteur de l’enjeu. Même s’il introduit une brèche salutaire dans les règles budgétaires en excluant les contributions des États du calcul de leur déficit autorisé, il est nettement sous-dimensionné (il s’agit essentiellement du recyclage de ressources déjà existantes), et par ailleurs la sélection des projets y sera uniquement faite sur des critères de pure rentabilité économique. |