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Par Anne-Laure Delatte, Michel Husson, Benjamin Lemoine, Éric Monnet, Raul Sampognaro, Bruno Tinel et Sébastien Villemot

Alors que la sortie de crise sanitaire n’est pas en vue, la petite musique de l’austérité commence à se faire entendre. L’État s’est porté au chevet d’une économie entravée par les restrictions sanitaires, mais, selon certains, il faudrait déjà rembourser la dette nouvellement contractée par des coupes dans les retraites et les services publics, ainsi que des hausses d’impôts pour le plus grand nombre. Rien ne serait plus mortifère. La dégradation de la situation sociale, la reconstruction de nos services publics et la nécessité urgente d’une bifurcation écologique exigent que soit lancé sans attendre un grand plan d’investissement public. Plus généralement, l’État doit se doter de la capacité de répondre aux besoins sociaux, écologiques et sanitaires, et cela demande des moyens.

Dans cette situation, certains de nos collègues, avec qui nous partageons par ailleurs beaucoup, proposent la solution suivante : il suffirait que la BCE annule les titres de dette publique qu’elle détient. Selon eux, cela permettrait de recouvrer des marges de manœuvre budgétaire, et ceci sans léser personne. Même si cette contribution a permis d’alimenter le débat, nous ne partageons pas leur analyse.

Une radicalité factice mais un risque élevé

Cette proposition revient à fétichiser le ratio dette / PIB alors que la signature française n’est pas menacée. Elle vide même le message d’une annulation de sa force subversive. Elle ne donne aucune marge de manœuvre nouvelle, bien au contraire. Derrière l’illusion technique, sa radicalité n’est que de façade : on n’annule pas les rapports de force d’un trait comptable. Pourquoi donc perdre du capital politique sur une telle proposition, qui détourne des enjeux de la période ?

Le terme « annulation par la BCE » frappe les imaginaires mais ne correspond pas à la réalité. Cette dette n’est pas détenue directement par la BCE, mais par les banques centrales nationales (via l’Eurosystème). Cela signifierait par exemple que la Banque de France renoncerait à sa créance sur l’État français. Or, le capital de la Banque de France est détenu à 100 % par l’État : il s’agirait donc d’annuler une dette que nous avons envers nous-mêmes. Comment croire qu’une telle opération puisse avoir un impact réel, positif et durable sur les finances publiques ?

Seules les conditions d’endettement comptent, pas son niveau

L’État, dont la durée de vie est illimitée, fait « rouler sa dette » : il réemprunte afin de rembourser les titres arrivant à échéance. La question centrale est donc celle du refinancement, c’est-à-dire les conditions des nouveaux emprunts, et en particulier des taux d’intérêt qui peuvent varier pour des raisons institutionnelles, économiques et politiques. Or les taux sur la dette souveraine française sont négatifs pour les durées d’emprunt en dessous de 20 ans et proches de zéro au-delà.

Le niveau de la dette publique n’est jamais un problème en soi pour une économie avancée telle que la France. Les études empiriques n’ont pas permis de mettre en évidence un seuil critique d’endettement. Dans ces conditions, procéder à une annulation pour retrouver un niveau supposé soutenable n’a aucun sens.

Et quand bien même, une dette à 60 % du PIB dans les années 2000 n’a jamais empêché les partisans de l’austérité de mener leurs politiques destructrices, dont la crise sanitaire est une des conséquences. Même si elle a montré son inefficacité, l’austérité est une politique économique per se.

Ne pas remettre de la dette sur les marchés

Pour neutraliser le chantage à la dette publique qui nous est fait en zone euro, il est nécessaire de sortir des logiques de financement de l’État par les marchés. Or, la proposition d’annulation de la dette détenue par l’Eurosystème opère précisément l’inverse : elle consiste à supprimer la dette détenue hors marché, pour la remplacer ensuite par une nouvelle dette, certes « verdie », mais recontractée sur les marchés financiers. Cela ne pourrait que contribuer à renforcer le rôle déjà trop central de ces derniers.

Les promoteurs de cette annulation avancent un autre argument : ce ne serait certes pas la panacée, mais aurait le mérite d’être politiquement aisé à mettre en œuvre en ne « lésant personne ». Le pari est que les créanciers privés ne sauraient qu’approuver cette réduction du stock détenu par le créancier public, alors qu’il n’y a pas étanchéité entre les deux communautés. L’histoire des restructurations des dettes souveraines et, plus récemment, le cas de la crise grecque montrent à quel point les intérêts et les croyances entre technocratie et finance sont enchevêtrés.

Finalement, la supposée bouffée d’oxygène d’une annulation serait très vite annulée par la prime de risque que ne manqueraient pas d’imputer les marchés sur la signature des États membres de la zone euro. Pour une proposition dont le bénéfice est au mieux douteux, le jeu n’en vaut pas la chandelle.

Annuler le chantage à la dette

D’autres solutions existent pourtant afin de garantir un financement stable et pérenne ainsi que notre souveraineté économique : rétablir une marge fiscale en taxant les hauts patrimoines et les multinationales qui ont vu leur impôt baisser depuis 40 ans, ou en imposant les bénéfices extraordinaires réalisés grâce à la pandémie par certaines activités ; mettre en place une réelle coordination entre les politiques budgétaire et monétaire, et supprimer les règles budgétaires empêchant l’investissement public à hauteur des enjeux sociaux et climatiques ; consacrer dans les traités le rôle pour la BCE d’acheteur en dernier ressort des titres des États ; transformer ces titres en dette dite perpétuelle à taux faible ; réguler sérieusement la finance voire créer un pôle public bancaire ; inventer un circuit du trésor du XXIe siècle, s’inspirant de celui qui a déjà existé en France, avec notamment l’imposition aux banques d’un plancher de détention de titres publics et, pourquoi pas, l’introduction d’une facilité de découvert pour les Trésors nationaux auprès de la banque centrale (voire un éventuel trésor européen). Nul doute que ces propositions rencontreront une opposition féroce de la part des défenseurs du statu quo ; mais au moins renferment-elles un réel potentiel émancipateur.


Texte initialement publié dans Le Monde du 27 février, et signé par plus de 80 économistes, sociologues, historiens et politistes (voir la liste complète).