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Le partage est la clé permettant de résoudre les problèmes auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée. Seul le partage permettra de réaliser la justice économique. À défaut, la persistance des injustices alimentera des divisions, des tensions, peut-être même des guerres. Mais qu’entend-on exactement par justice économique ? Quels sont les principes concrets qui doivent gouverner le partage des ressources ?

Échange équitable

Une des manières possibles de concevoir la justice économique s’incarne dans ce qu’on pourrait appeler le principe de juste rétribution. Cela correspond à l’idée qu’au sein de la grande entreprise collective qu’est une économie, chacun doit recevoir une part à proportion de sa contribution à l’ensemble. Ce principe est inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dont le premier article proclame : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Cette idée s’oppose à l’exploitation, qu’on peut définir comme une situation où certains reçoivent moins que ce qu’ils ont contribué, parce que d’autres en position de pouvoir se sont indûment approprié les fruits de leur labeur.

S’il y a aujourd’hui un consensus large pour considérer ce principe comme désirable, il subsiste néanmoins un désaccord au sujet de sa signification concrète. Plus précisément, la question est de savoir à quelle aune mesurer la contribution de chacun.

La vision dominante, en particulier parmi les économistes, considère que ce qui importe est la productivité individuelle, c’est-à-dire la capacité à créer de la valeur économique. Dans cette optique, il est par exemple juste qu’un entrepreneur visionnaire gagne plus qu’un vendeur, car le premier contribue plus au PIB que le second. Dans la mesure où, dans le système actuel, les valorisations économiques sont principalement déterminées par des forces de marché, cette vision tend à être conservatrice : elle considèrera comme juste toute inégalité qui découle d’une compétition ouverte sur des marchés libres.

On peut cependant objecter que les valorisations de marché sont déformées, au sens où elles ne reflètent pas fidèlement la valeur sociale des activités. De façon intéressante, les mesures de confinement décrétées dans le cadre de la pandémie de Covid-19 ont mis en évidence le fait que certains emplois (par exemple dans le secteur de l’alimentation ou du soin aux personnes) sont d’une importance vitale, bien qu’étant de valeur relativement faible d’un strict point de vue économique, puisque les salaires y sont bas. Par conséquent, une autre interprétation du principe de juste rétribution implique que chacun doit recevoir en fonction de son utilité sociale, c’est-à-dire selon sa capacité à créer de la valeur d’usage, plutôt que de la valeur de marché.

Toutefois, cette vision peut elle aussi être critiquée au motif que certaines personnes naissent avec plus de talents que d’autres, et qu’il est injuste de récompenser le talent, puisqu’il n’est pas le résultat d’actions et de décisions individuelles. Une personne très douée sera capable de contribuer plus au bien commun qu’une personne moyenne, mais cela justifie-t-il une différence de revenu, si toutes deux ont travaillé avec la même intensité au cours de leur existence ? Ainsi, la troisième interprétation du principe de juste rétribution, la plus égalitaire, veut que les ressources soient distribuées en fonction de l’effort, lequel se définit comme l’inconfort ou le sacrifice personnel consenti au cours de la réalisation des activités économiques [1].

En dépit de leurs différences significatives, ces trois variantes du principe de juste rétribution fournissent toutes un critère permettant de déterminer si un système économique donné est juste (celui dans lequel nous vivons, ou un autre système, historique ou hypothétique). Si un système est alors considéré comme injuste, l’implication logique est que celui-ci doit être transformé de façon à obtenir une distribution des ressources plus proche du principe d’équité. Cette redistribution peut être considérée comme un acte de partage.

Mais le partage se restreint-il à un moyen de s’assurer que chacun reçoit effectivement à hauteur de sa contribution ? Intrinsèquement, en effet, cette règle renvoie à un principe de responsabilité individuelle, au sens où le destin de chacun devrait être strictement déterminé par ses actions individuelles. Le partage se limite-t-il vraiment à cela ? N’a-t-il pas également à voir avec notre responsabilité collective vis-à-vis de tout un chacun ?

Satisfaire les besoins humains

Une autre façon de concevoir le partage fait intervenir ce qu’on pourrait appeler le principe de besoin, c’est-à-dire l’idée que chacun devrait recevoir selon ses besoins. Sa mise en œuvre implique que tous les nécessités élémentaires doivent être couvertes pour tous : nourriture, soins de santé, éducation, habillement, transports, accès à internet… Cela inclut également des besoins moins universels et qui peuvent varier selon les individus, soit en raison de handicaps ou d’accidents de la vie qu’il s’agit de compenser, soit à cause d’inclinations ou de capacités particulières qui demandent un investissement pour être pleinement développées et réalisées. Ce principe est consacré par l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays. »

En vertu de ce principe, les revenus d’un individu sont justifiés par le simple fait de partager la même humanité commune. Il s’agit de la traduction concrète de la fraternité, qui découle de la réalisation que l’humanité dans son ensemble est responsable du bien-être de chacun de ses membres. À n’en pas douter, ce principe de besoin est une expression supérieure et plus parfaite de l’idée de partage que ne l’est le principe de juste rétribution.

Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’historiquement, le principe de besoin a été formulé plus tardivement que le principe de juste rétribution. Cela s’explique probablement par le contexte de rareté dans lequel l’humanité a vécu pendant des siècles. Lorsque la production était à peine nécessaire pour couvrir les besoins les plus élémentaires de la majorité, l’accent devait nécessairement être mis sur la responsabilité qu’avait chacun de travailler dur pour accroître les rendements, et le principe de juste rétribution apparaissait alors comme la plus haute manifestation possible de la justice économique. Aujourd’hui, la situation est bien évidemment radicalement différente, grâce aux formidables avancées scientifiques, technologiques et organisationnelles des deux derniers siècles. Au niveau agrégé, nous produisons maintenant bien plus que ce qui est nécessaire pour couvrir les besoins de base de toute l’humanité, et le principe de besoin est donc devenu un objectif réaliste.

Une autre raison qui justifie que l’accent soit mis sur les besoins est la crise écologique. Il apparaît clairement qu’au moins dans les pays riches, nous devons collectivement repenser nos schémas de consommation, en faisant le distinguo entre ce qui est véritablement nécessaire pour vivre une existence accomplie, et ce qui relève du superflu et qui peut donc être abandonné. Le principe de besoin joue donc un rôle plus large, définissant non seulement un seuil minimum de consommation pour certains biens et services, mais également un seuil maximum pour d’autres.

Si les principes de juste rétribution et de besoin apparaissent tous deux désirables, il faut néanmoins être conscient qu’il existe un certain degré de tension entre eux. Le premier implique une connexion la plus fidèle possible entre ce qu’on reçoit et ce qu’on contribue, tandis que le second appelle au contraire une déconnexion dans différentes situations. Cela signifie que, tant que la plupart de nos besoins ne pourront pas être satisfaits par des robots, une forme d’équilibre devra être réalisée entre ces deux principes. En effet, une situation où tout le monde verrait ses besoins satisfaits, mais où seuls certains effectueraient le travail socialement nécessaire, serait considérée comme injuste et ne serait pas politiquement viable. À notre stade actuel de développement, le système souhaitable est donc celui où le travail au service de la communauté reste la norme sociale et se trouve dûment rémunéré, tout en respectant les limites dictées par le principe de besoin (dans ses dimensions minimale comme maximale).

De la théorie à la pratique

Comment notre système actuel se compare-t-il à cet idéal ? Indiscutablement, il viole de façon flagrante le principe de besoin : des centaines de millions de personnes n’ont pas accès à suffisamment de nourriture, sans parler de leurs autres besoins, tandis que des tonnes d’objet d’une utilité douteuse sont produits chaque jour. Il ne se conforme même pas aux interprétations restrictives du principe de juste rétribution. Le cœur de l’entreprise intellectuelle de Karl Marx a précisément consisté à montrer que les détenteurs de capitaux, du fait de leur position de pouvoir, sont en mesure de s’approprier une valeur qui a été produite par d’autres. Plus récemment, les féministes ont mis l’accent sur le fait que les femmes sont moins payées que les hommes à compétences égales et pour un même poste, sans même parler du travail domestique non rémunéré. Dans le domaine des relations internationales, la théorie de la dépendance, initiée par les économistes Raúl Prebisch et Hans Singer, a démontré comment les pays pauvres sont soumis à un échange inégal dans leur commerce avec les pays plus riches.

Une transformation significative de notre système économique est donc à l’ordre du jour si nous voulons mettre en œuvre le principe de partage. Qu’est-ce que cela implique pour les politiques publiques et les institutions ?

Premièrement, le principe de besoin doit être mis en œuvre de façon à devenir une réalité effective pour tous les êtres humains. Fort heureusement, nous ne partons pas de rien : dans plusieurs pays, il existe déjà des institutions inspirées par ce principe. L’une d’elle est la sécurité sociale, dont la forme précise varie selon les pays, mais qui opère généralement des transferts monétaires pour s’assurer que les besoins restent couverts dans différentes situations de la vie (maladie, chômage, retraite, handicap, naissance d’enfants). L’autre est constituée par les services publics, qui fournissent un accès gratuit ou à bas coût à divers services essentiels (éducation, transports, infrastructures, sécurité physique). Ces dispositifs, qui sont actuellement attaqués par les politiques d’austérité, doivent au contraire être renforcés, élargis à d’autres besoins (la nourriture et le logement étant les candidats naturels) et étendus à tous les pays. Ils pourraient également être complétés par un revenu de base universel [2].

Deuxièmement, si le principe de besoin doit avoir la prééminence, un équilibre doit être atteint avec le principe de juste rétribution, comme expliqué ci-dessus. En pratique, cela signifie que chacun doit avoir l’opportunité de faire une contribution significative au bien commun, et être récompensé pour cela. Cela pourrait prendre la forme d’un programme de garantie de l’emploi, qui permettrait de s’assurer que personne n’est involontairement privé d’emploi, et qui canaliserait de vastes réserves d’énergie créatrice vers la vie sociale des communautés locales et la restauration de l’environnement [3]. Une autre question centrale est celle des métiers ingrats, voire pénibles ; notre bien-être collectif est fortement dépendant de ces emplois, lesquels ne peuvent pas encore être entièrement automatisés. Aujourd’hui, ces tâches sont souvent effectuées par des travailleurs qui n’ont pas d’autre choix pour survivre. Mais, dans un monde où tous les besoins essentiels seront satisfaits et où le chômage aura quasiment disparu, qui sera disposé à les assumer ? La satisfaction d’être utile à la communauté sera-t-elle suffisante pour faire oublier les bas salaires et la pénibilité ? Il est donc nécessaire de repenser entièrement la sphère productive. Les travailleurs doivent avoir plus de pouvoir et de contrôle sur leurs conditions de travail. De plus, en accord avec le principe de rétribution en fonction de l’effort ou du sacrifice, ces emplois pénibles devront être bien mieux rémunérés qu’ils ne le sont actuellement ; peut-être même davantage que les tâches créatives et intellectuelles, ce qui impliquerait un renversement complet de la hiérarchie actuelle des salaires [4].

Troisièmement, ces principes doivent non seulement gouverner les relations entre les individus, mais également celles entre les nations. Il reste beaucoup à accomplir dans ce domaine, car de nombreux pays ne sont pas encore capables de couvrir totalement les besoins de leur population. Les flux existants d’aide publique au développement, bien que théoriquement fondés sur un principe de partage, sont largement insuffisants et inefficaces en pratique. Un programme d’aide bien plus ambitieux, sous l’égide des Nations unies, est urgemment requis. Toutefois, si nécessaires qu’elles soient dans le court terme, ces relations d’aide unilatérale ne sont ni désirables ni soutenables sur le long terme, car elles reflètent des positions de pouvoir inégales. L’objectif doit donc être pour les pays du Sud global de renforcer leurs économies domestiques et d’atteindre une mesure d’auto-suffisance, ainsi que de meilleurs termes de l’échange. Cela requiert en particulier une transformation des règles gouvernant le commerce international et les flux d’investissement, de façon à mettre un terme à l’échange inégal et à la prédation par les firmes multinationales.


[1]Au sujet de la distribution en fonction de l’effort ou du sacrifice, voir Robin Hahnel (2005), Economic Justice, Review of Radical Political Economy, vol. 37, nº 2.
[2]Dans la mesure où le revenu universel n’est ni ciblé ni spécifique, il ne peut pas remplacer la sécurité sociale. Par exemple, il ne peut pas compenser un handicap, ni payer pour le coût d’un long séjour à l’hôpital. En outre, le fait qu’il puisse bénéficier aux personnes aisées est en contradiction avec le principe de besoin.
[3]Sur la garantie de l’emploi, voir notamment les travaux de Pavlina Tcherneva.
[4]À noter qu’un taux de salaire plus élevé ne se traduit pas nécessairement par un salaire mensuel plus élevé ; il peut aussi entraîner une diminution des heures travaillées pour un même revenu, ce qui semble pertinent pour des emplois ingrats.