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Il y a vingt ans, la communauté internationale s’est enfin fixé comme objectif d’éradiquer la pauvreté à l’échelle mondiale. En 2000, les Nations unies ont ainsi adopté les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), qu’il s’agissait d’atteindre en 2015. Le premier de ces objectifs était d’« éradiquer l’extrême pauvreté et la faim ». Par la suite, en 2015, l’ONU a adopté de nouveaux objectifs, appelés Objectifs de développement durable (ODD), pour l’horizon 2030. Compte tenu des résultats obtenus lors du cycle précédent, l’objectif est alors devenu plus ambitieux : « éradiquer la pauvreté partout et sous toutes ses formes ».

Afin de les rendre concrets et mesurables, ces objectifs ont été déclinés sous forme quantitative, en lien avec le seuil international de pauvreté (SIP) tel que défini par la Banque mondiale. Pour les OMD, le but était ainsi de diviser par deux le nombre de personnes vivant sous ce seuil entre 1990 et 2015, tandis que les nouveaux ODD visent à hisser tous les humains au-dessus de ce seuil d’ici 2030. Vus sous cet angle, les progrès effectués sur la période ont été très significatifs. On estime que 1 912 millions de personnes vivaient sous le SIP en 1990 (soit 36 % de la population mondiale) ; en 2015, ce nombre était descendu à 741 millions (soit 10 %). La cible des OMD a donc été atteinte, et même largement dépassée. Depuis lors, le taux de pauvreté mondial a encore diminué pour s’établir à 8,4 % en 2019 [1]. Sur la base de ces chiffres, plusieurs institutions internationales, et tout particulièrement la Banque mondiale, défendent l’idée que, même s’il subsiste encore certaines difficultés, le combat contre la pauvreté a été largement couronné de succès ; le monde serait ainsi en bonne voie pour éradiquer l’extrême pauvreté dans un futur proche.

Les progrès sont trop lents et inégaux

Bien entendu, on aimerait que cette vision positive corresponde à la réalité. Cependant, une analyse lucide des faits montre que le panorama est bien plus mitigé, et que l’heure n’est pas aux proclamations auto-satisfaites. Voilà en substance l’avertissement lancé par le Rapporteur spécial des Nations unies pour l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, Philip Alston, dans un rapport remis en juillet dernier et intitulé : La situation alarmante de l’éradication de la pauvreté [2].

Comme l’explique M. Alston, ce qui pose problème avec la plupart des récits enthousiastes sur l’éradication de la pauvreté est précisément qu’ils s’appuient sur le seuil international de pauvreté mentionné ci-dessus, lequel peut difficilement être considéré comme un niveau de vie minimum acceptable. Aujourd’hui, le SIP est défini par un niveau de consommation ou de revenu équivalent à 1,90 dollar américain par jour [3]. Quiconque a des ressources supérieures à ce seuil ne sera donc pas inclus dans le nombre de personnes considérées comme pauvres à l’échelle mondiale. De toute évidence, une telle façon de présenter notre réalité sociale est particulièrement trompeuse : une personne se trouvant légèrement au-dessus de 1,90 $ par jour est encore dans une pauvreté insupportable [4]. Ce niveau de revenu ne garantit qu’une survie misérable, et s’avère totalement insuffisant pour couvrir les besoins essentiels en termes de nourriture, habillement, santé, éducation, énergie, transport et communication.

La Banque mondiale commence d’ailleurs à admettre les limites de son SIP, et a récemment commencé à publier des statistiques basées sur des seuils de pauvreté plus élevés. Sur la base d’un seuil fixé à 5,50 $ par jour, le nombre de personnes pauvres était ainsi estimé à 3,6 milliards en 1990 (67 % de la population mondiale), et à 3,3 milliards en 2017 (44 %). Un tableau bien différent se dessine donc : selon cette métrique, près de la moitié de la population mondiale est encore aujourd’hui considérée comme pauvre, et le nombre absolu de personnes vivant dans la pauvreté n’a qu’à peine diminué en 27 ans (bien que leur proportion ait baissé, puisque la population mondiale a crû). D’autres indicateurs, non pas basées sur un seuil monétaire mais tenant directement compte de la satisfaction des besoins élémentaires, confirment également que la pauvreté reste très répandue : le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) estime ainsi qu’en 2020, environ 4,2 milliards de personnes souffraient de privation pour au moins un besoin élémentaire parmi dix recensés (alimentation, durée de scolarisation suffisante, accès à des installations sanitaires…), et que parmi elles 1,3 milliard étaient en situation de privation pour au moins cinq de ces dix besoins [5]. Même dans les pays à revenu élevé, les taux de pauvreté nationaux sont souvent à deux chiffres, et les personnes sans-abri ou souffrant de la faim y sont de plus en plus nombreuses.

Un autre problème est que l’amélioration des niveaux de vie ne s’est pas faite de façon géographiquement uniforme. La plupart des bonnes nouvelles proviennent de l’Est de l’Asie (en particulier de Chine), et dans une moindre mesure d’Amérique latine, tandis qu’on observe des tendances très inquiétantes dans d’autres zones. C’est tout particulièrement le cas de l’Afrique sub-saharienne, où le nombre de personnes vivant sous le seuil misérable de 1,90 $ a au contraire augmenté entre 1990 et 2018, passant de 284 à 433 millions (même si la proportion correspondante a légèrement diminué). En se basant sur le seuil de 5,50 $ par jour, la même tendance inquiétante est également observable en Asie du Sud, et dans les régions du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.

En outre, il est quasiment certain que les crises de la Covid-19 et du climat vont significativement noircir ce tableau déjà bien sombre. La Banque mondiale estime que la pandémie va faire basculer entre 110 et 150 millions de personnes sous le seuil de 1,90 $, tandis que le changement climatique aura vraisemblablement des conséquences encore plus graves si les gouvernements persistent à repousser les actions nécessaires.

Il reste donc un long chemin à parcourir avant que la pauvreté ne soit éradiquée dans le monde. Certes, des progrès ont été réalisés au cours des dernières décennies, le nombre de personnes vivant dans le dénuement absolu ayant diminué. Mais le rythme de cette amélioration est bien trop lent, certaines régions restent à l’écart de ce mouvement, et les crises sanitaire et climatique risquent de remettre en cause les maigres résultats obtenus jusqu’à présent. Il est donc temps de refondre radicalement la stratégie mondiale d’éradication de la pauvreté. Plusieurs propositions, mises en avant par M. Alston ou par d’autres auteurs, sont esquissées ci-dessous.

Les solutions concrètes abondent

La première nécessité est de repenser la relation entre pauvreté et croissance. Le cœur de la stratégie actuelle de réduction de la pauvreté consiste à promouvoir la croissance économique par le biais de réformes favorables aux marchés, en s’appuyant sur l’idée que « la marée montante soulève tous les bateaux », également connue sous le nom d’« économie du ruissellement ». Mais cette stratégie a largement échoué à tirer les gens hors de la pauvreté. Au cours des dernières décennies, les riches se sont approprié la part du lion dans la croissance des revenus et des patrimoines, tandis que les plus pauvres étaient laissés de côté. Les politiques aveugles de soutien à la croissance ont principalement alimenté les inégalités dans de nombreux pays, tout en causant une destruction écologique massive. Bien entendu, l’amélioration des conditions de vie des milliards de personnes pauvres se traduira nécessairement par des statistiques de croissance plus élevées dans les pays qui sont aujourd’hui à bas revenus ; mais la croissance devrait seulement être considérée comme un effet collatéral, pas comme l’objectif principal. De plus, il est possible d’obtenir une réduction de la pauvreté plus importante et plus rapide avec moins de croissance, si les efforts sont explicitement concentrés sur les plus pauvres. Une stratégie de croissance qualitative, favorable aux pauvres, est donc plus efficace et plus soutenable écologiquement qu’une stratégie quantitative, favorable aux marchés.

En particulier, il apparaît aujourd’hui clairement que la pauvreté en peut pas être éradiquée tout en conservant le même niveau d’inégalités dans le monde : si tous les pauvres atteignaient un niveau de vie décent, tandis que les riches conservaient leur énorme avantage en termes de revenu et de patrimoine, il en résulterait un PIB mondial bien supérieur à ce que la planète Terre peut supporter [6]. Obtenir simultanément l’éradication de la pauvreté et l’équilibre écologique demande donc une réduction significative des inégalités mondiales. En d’autres termes, nous n’avons pas d’autre choix que de partager les ressources mondiales.

Le système fiscal est un outil fondamental pour y parvenir. Cependant, la justice fiscale est bien peu présente dans le monde actuel. Les ressources fiscales des États ont été réduites en raison de différents facteurs : les paradis fiscaux, les failles juridiques, la compétition fiscale, la ploutocratie et la simple fraude. De puissantes forces idéologiques cherchent à déconsidérer l’idée même de justice par la redistribution. Il en résulte une situation où les milliardaires et les multinationales s’acquittent souvent de taux d’imposition ridiculement bas, tandis que les États du Sud global se retrouvent privés de ressources substantielles, lesquelles auraient pu servir à la lutte contre la pauvreté. Une réforme mondiale et coordonnée de la fiscalité est donc nécessaire, afin que la justice fiscale devienne une réalité au niveau national comme international. Un impôt sur la fortune mondial et progressif, tel que défendu par l’économiste Thomas Piketty, pourrait par exemple faire partie de la solution.

Les donations financières directes aux pays à bas revenus constituent également un élément important d’une stratégie effective d’éradication de la pauvreté. La triste réalité est que l’aide publique au développement (APD) accordée par les pays riches reste très en deçà de l’objectif officiel de 0,7 % de leur propre PIB ; de plus, sont souvent comptabilisés comme don des transferts qui ne bénéficient pas directement à la population. Pire encore, les flux financiers qui vont dans la direction opposée, du Sud vers le Nord, sont en moyenne plus importants, si bien que les pays en développement restent des contributeurs financiers nets au reste du monde ! Cette situation scandaleuse s’explique dans une large mesure par les remboursements de dette extérieure et par les fuites illégales de capitaux vers les paradis fiscaux. Une annulation de dette à grande échelle ainsi que des sanctions contre les centres financiers « offshore » doivent donc être décidées, en parallèle d’une augmentation significative des aides accordées.

Si le soutien extérieur est important, il convient de souligner que ce sont les migrants qui fournissent en réalité la principale source de flux financiers vers les pays pauvres, par le biais de l’argent qu’ils renvoient au pays. À l’échelle mondiale, les sommes rapatriées ont représenté 550 milliards de dollars en 2019, bien plus que les 152 milliards donnés par les pays riches. Les migrations forment donc un levier puissant pour réduire les inégalités mondiales, puisque les migrants comme leurs familles restées au pays peuvent bénéficier d’une amélioration de leur niveau de vie. Pourtant, l’un des plus grands paradoxes de notre époque est que les marchandises et les capitaux peuvent librement traverser les frontières, tandis que les personnes, en particulier dans le Sud, continuent d’être sévèrement restreintes dans leurs mouvements. Les politiques migratoires doivent donc être refondées afin d’offrir de nouvelles opportunités de migrations de travail, légales et organisées, tout en évitant l’écueil de la fuite des cerveaux. Il est largement admis que les pays riches, dont la population est vieillissante, bénéficieraient d’un tel influx de main d’œuvre.

Les politiques commerciales constituent une autre dimension importante, particulièrement dans le secteur agricole. Les États-Unis et l’Union européenne subventionnent leurs propres agriculteurs depuis des décennies, les encourageant ainsi à déverser leurs produits à très bas prix sur les marchés alimentaires internationaux. Dans le même temps, les pays pauvres ont été contraints de démanteler leurs mécanismes de protection, par le biais des programmes d’ajustement structurels qui leur ont été imposés. Par conséquent, les producteurs de nourriture locaux dans le Sud, en particulier en Afrique sub-saharienne, ont été ruinés, incapables de faire face à la concurrence. L’impact social a été désastreux, puisque l’agriculture peut représenter jusqu’à deux tiers des emplois dans ces pays. Une nouvelle régulation du secteur agricole, fondée sur la souveraineté alimentaire et des prix équitables pour les producteurs, doit donc être mise en place. En particulier, les produits agricoles exportés par le Nord ne doivent plus être subventionnés, et le Sud doit être autorisé à instaurer des mécanismes de régulation des prix [7].

Par-dessus tout, les responsables politiques doivent écouter la voix de celles et ceux qui sont directement concernés, car ils sont les mieux placer pour savoir et décider ce qui est bon pour eux. Une véritable participation démocratique à l’échelle mondiale est le moyen le plus efficace de s’assurer que les besoins de toutes et tous sont effectivement pris en compte.

Nous pouvons choisir de continuer avec les anciennes méthodes, en attendant naïvement que la croissance résolve le problème, ou nous pouvons agir résolument pour faire cesser cette tragédie toujours d’actualité. Plus que jamais, éradiquer la pauvreté est une question de volonté politique.


[1]Source : Poverty and Prosperity Shared 2020: Reversals of Fortune, Groupe de la Banque mondiale, 2020.
[2]The parlous state of poverty eradication: Report of the Special Rapporteur on extreme poverty and human rights, Conseil des droits de l’homme des Nations unies, 44e session, juillet 2020.
[3]Ce calcul prend en compte les revenus monétaires comme non monétaires. Par exemple, une culture agricole sur un lopin de terre familial, destinée à la consommation domestique, sera incluse dans le calcul, après conversion en son équivalent monétaire.
[4]À noter que les différences de niveaux de prix entre pays ont déjà été prises en compte dans ce calcul. Le seuil de 1,90 $ est défini en termes de parité de pouvoir d’achat (PPA), ce qui signifie que si le même produit est plus cher aux États-Unis que dans un pays pauvre donné (ce qui est souvent le cas), un facteur correctif sera appliqué pour rendre les niveaux de revenus comparables entre les deux pays.
[5]Programme des Nations unies pour le développement, Charting pathways out of multidimensional poverty: Achieving the SDGs, 2020.
[6]Éradiquer la pauvreté sous le seuil des 5 $ par jour en s’appuyant uniquement sur la croissance, sans redistribution, impliquerait de multiplier le PIB mondial par 173 relativement à son niveau de 2010 ! Voir David Woodward, Incrementum ad Absurdum: Global Growth, Inequality and Poverty Eradication in a Carbon-Constrained World, 2015.
[7]Voir Jacques Berthelot, Réguler les prix agricoles, L’Harmattan, 2013.