La légitimité de la dette en question
Les causes du niveau élevé de l’endettement public grec sont dorénavant bien connues. Contrairement aux idées reçues, l’augmentation du ratio dette sur PIB sur les dernières décennies (20 % en 1980, 103 % avant la crise de 2007, et 177% en 2014) a peu à voir avec une prétendue propension des Grecs à dépenser sans compter. Ainsi, comme le montre Michel Husson, une part significative de la hausse d’avant crise (37 points de PIB) est la conséquence de taux d’intérêts anormalement élevés payés par l’État grec, principalement pendant les années 1990 (relativement à des taux « normaux », définis comme la moyenne entre un taux réel à 2 % et le taux réel payé par la France). La baisse des recettes fiscales au cours des années 2000, en bonne partie imputable à la fraude et à l’évasion fiscale pratiquées par l’oligarchie, a elle contribué pour 17 points de PIB à la hausse. Ainsi, sans ces deux facteurs, la dette en 2007 n’aurait été que de 49 % du PIB au lieu de 103 %. À cela s’ajoutent une hausse des dépenses militaires et des surfacturations sur des marchés publics, qui ont largement profité aux multinationales européennes. Ensuite, à partir de 2008, les politiques d’austérité ont eut un impact dévastateur sur le ratio dette sur PIB via un effet « dénominateur ». Ces politiques ont largement contribué à l’effondrement de 25 % du PIB depuis 2008, soit un choc avec peu de précédents historiques pour une économie avancée en temps de paix. Si le PIB avait été maintenu à son niveau de 2008 — ce qui revient à faire l’hypothèse de 6 ans de stagnation, soit peu ou prou la performance moyenne en zone euro —, le ratio dette sur PIB aurait été de 133 % aujourd’hui, soit 44 points en deçà du niveau réalisé.
On pourrait objecter qu’il y a déjà eu une restructuration de la dette en 2012. Mais en réalité tout à été fait pour minimiser les pertes des créanciers privés : comme le rappelle Philippe Légé, la restructuration qui semblait pourtant nécessaire dès 2010 a été retardée pour permettre aux créanciers privés de s’échapper. La décote de 2012 a donc porté sur des montants plus faibles que ce qu’il aurait fallu. En outre, la restructuration de la dette ayant mis les banques grecques en difficulté, il a fallu les recapitaliser. Mais les créanciers de ces banques ont été peu sollicités lors de ce processus, faisant peser l’essentiel du fardeau sur le contribuable grec. Ce qui a été donné d’une main a donc été repris de l’autre.
Au vu de tous ces éléments, il y a donc de bonnes raisons de penser qu’une large part de la dette publique grecque est illégitime voire illégale. En tout état de cause, la plupart des Grecs n’ont pas ou peu bénéficié de cet endettement. La commission d’audit de la dette grecque, mise en place par un vote du parlement hellénique sur proposition de sa présidente, Zoe Konstantopoulou, a précisément pour tache de déterminer quelle est la part de cette dette qui a été contractée pour servir l’intérêt général, et quelle est celle qui a bénéficié à des intérêts privés, voire a servi à des opérations illégales. Nul doute que les conclusions de l’audit contiendront de puissants arguments en faveur d’une restructuration — c’est-à-dire d’une annulation partielle — de la dette grecque.
La soutenabilité doit aussi être prise en compte
Il existe cependant une autre catégorie d’arguments permettant de justifier une restructuration de la dette grecque, et qui ont à voir avec la question de la soutenabilité. Si un audit de la dette étudie les facteurs qui ont, dans le passé, conduit à l’endettement, une analyse de soutenabilité s’intéresse plutôt à la capacité du pays, dans le futur, à rembourser ses dettes, et aux conséquences que ce remboursement aura sur les autres paramètres économiques et sociaux.
De nombreux décideurs et commentateurs ont ainsi affirmé que la dette grecque était insoutenable, c’est-à-dire que le pays n’a tout simplement pas les moyens de payer. On sait maintenant que le Fonds Monétaire International (FMI) lui-même considérait dès 2010 que la dette était insoutenable et qu’une restructuration s’imposait. Mais les États européens, en particulier la France et l’Allemagne, craignant pour leurs banques, s’y étaient alors opposés. La thèse de l’insoutenabilité est par ailleurs soutenue par Syriza, qui en a fait un élément de sa plateforme électorale et qui, maintenant au pouvoir, cherche à obtenir une renégociation de sa dette dorénavant essentiellement détenue par les autres États membres de la zone euro.
Définir ce qui distingue une dette soutenable d’une dette insoutenable n’est pas chose aisée. Dans sa version la plus crue, l’insoutenabilité pourrait être caractérisée par le dépassement d’un seuil de ratio dette sur PIB. Mais on se heurte alors à la définition du seuil en question, face à l’hétérogénéité des situations : de nombreux pays ont historiquement fait défaut sur leur dette avec des ratios inférieurs à 60 % du PIB, tandis que le Japon maintient aujourd’hui un ratio proche de 200 % sans que cela ne soit perçu comme une menace sérieuse et immédiate. La soutenabilité est donc un concept multidimensionnel qui fait bien entendu intervenir des critères économiques, dans une perspective de long terme, mais qui doit également prendre en compte les dimensions sociales et politiques.
Une étude de l’OFCE à laquelle j’ai contribué apporte un certain nombre d’éléments de réponse à la question de la soutenabilité de la dette publique grecque. Plusieurs scénarios macroéconomiques de long terme pour la Grèce sont analysés dans l’étude, sous l’hypothèse que la Grèce reste dans la zone euro [1]. Trois scénarios ont été retenus :
- un scénario dit « institutionnel », qui tente de cerner les conséquences du programme d’ajustement prévu par l’ex-Troïka (FMI, Commission Européenne, Banque Centrale Européenne) ;
- un scénario dit de « relance », basé sur une politique de soutien de l’activité à court terme (le constant de l’échec de l’austérité ayant été établi), mais sans restructuration de la dette ;
- et enfin un scénario de restructuration, avec une réduction immédiate de la dette à 100 % du PIB, assortie d’un moratoire sur les remboursements jusqu’en 2020.
Il ressort clairement de l’analyse que les deux scénarios sans restructuration sont peu vraisemblables. Ou, pour le dire autrement, que la dette grecque est très probablement insoutenable. Deux éléments mis en évidence par les simulations amènent à cette conclusion.
Des surplus budgétaires irréalistes
Le premier point concerne le surplus budgétaire primaire qui devra être dégagé pour ramener la dette à un niveau plus acceptable. L’hypothèse retenue dans les simulations est que la dette sera ramenée à 60 % du PIB en 2050 : cela correspond à une application très souple du Pacte de Stabilité et de Croissance puisque, si le plafond défini par le pacte (60 %) est atteint, la convergence se fait à un rythme plus lent que celui prévu par le nouveau critère sur la vitesse de convergence. Dans ces conditions, les simulations montrent que dans le scénario institutionnel, la Grèce doit soutenir un surplus budgétaire primaire supérieur à 4 % jusqu’en 2035, et supérieur à 3 % les 10 années suivantes. Le résultat est sensiblement le même dans le scénario de relance, avec toutefois des surplus plus faibles au début et plus élevés ensuite. Ces calculs sont évidemment dépendants des hypothèses de long terme sur la croissance potentielle : ce sont celles de la Commission Européenne qui ont été retenues, pour rester cohérent avec le cadre d’analyse des institutions.
Dégager de tels surplus budgétaires primaires sur une aussi longue période représente un effort considérable, voire exceptionnel. Une étude de Barry Eichengreen et Ugo Panizza fait apparaitre qu’un tel effort est en réalité très rare dans l’histoire des pays avancés. Sur un échantillon de 54 pays avancés et émergents, sur la période 1974–2013, il y a eu seulement 5 épisodes de surplus primaires supérieur à 4 % du PIB pendant 10 ans, et seulement 2 avec un surplus supérieur à 4 % pendant plus de 20 ans. En outre, ces épisodes de surplus durablement élevés se sont généralement produits dans des contextes de forte croissance, d’excédent courant de la balance des paiements, et de large consensus politique. À la lumière de ces expériences historiques, il semble donc assez improbable que la Grèce réussisse à maintenir le surplus primaire nécessaire pour réduire sa dette sans passer par une restructuration.
Une instabilité due aux besoins de refinancement
Le deuxième problème avec les scénarios sans restructuration touche à la question du refinancement de l'État grec. En effet, les simulations montrent qu’en dépit des surplus primaires importants évoqués ci-dessus, la Grèce aura besoin de nouveaux financements pour faire face à ses échéances de remboursement dans les décennies à venir. Ce n’est pas en soi une spécificité de la situation grecque, car tous les États « roulent » sur leur dette, c’est-à-dire remboursent leurs créanciers avec de nouveaux emprunts. Mais ce qui fait la différence dans le cas de la Grèce, c’est que l’accès aux marchés financiers lui est pour le moment coupé. En faisant l’hypothèse qu’elle retrouvera accès aux marchés lorsque son ratio dette sur PIB sera revenu au niveau de 120 %, nos simulations montrent que cela ne se produira qu’aux alentours de 2030 dans le scénario institutionnel. Ce qui signifie que pendant les 15 années à venir, le refinancement doit provenir d’autres sources que le marché, c’est-à-dire des partenaires européens.
Rien que pour l’année 2015, il est dorénavant clair que la tranche de 7,2 milliards d’euros qui pourrait être déboursée avant la fin juin ne suffira de toute façon pas pour faire face aux échéances qui restent d’ici la fin de l’année. Et d’autres besoins importants de refinancement interviendront dans les années à venir.
Très concrètement, cela signifie que la mise en place d’un troisième « plan d’aide » est inévitable pour que la Grèce puisse faire face à ses échéances, en l’absence de restructuration. Dans le scénario institutionnel, et sous l’hypothèse d’un retour sur les marchés à 120 % de dette sur PIB, nous estimons que ce plan devrait être d’environ 95 milliards d’euros, à débourser par tranches sur les 15 années à venir.
Mais un tel scénario a-t-il une chance de se matérialiser ? Admettons que le reliquat de 7,2 milliards d’euros provenant du deuxième plan d’aide soit octroyé, et que le principe d’un troisième plan soit acté, ce qui semble déjà bien difficile compte tenu du faible espace de compromis possible entre le gouvernement Syriza et le reste de l’Eurogroupe. L’année 2015 pourrait alors être franchie. Mais il faut imaginer que, pendant les 15 années à venir, chaque versement de tranche sera l’occasion d’un nouveau tour de négociations difficiles à l’Eurogroupe, avec à chaque fois le risque que le processus dérape et que la Grèce se retrouve en défaut de paiement. Qui peut croire que le peuple grec supportera encore 15 ans de programme d’ajustement piloté depuis Bruxelles, alors que l’élection de Syriza marque justement la volonté de rupture avec ces pratiques ? Et la zone euro peut-elle se permettre de subir pendant des années encore l’incertitude radicale que constitue le risque de sortie d’un de ses membres, avec toutes les conséquences négatives que cela aura sur la crédibilité de l’euro et sur le sens du projet européen ?
Une restructuration est inévitable
En définitive, du fait des surplus primaires irréalistes et des importants besoins de refinancement hors marché, il semble clair que la dette grecque n’est pas soutenable, et qu’elle sera restructurée d’une façon ou d’une autre.
Autrement dit, si la restructuration n’est pas effectuée de façon planifiée et coordonnée entre créanciers et débiteur, la probabilité d’un défaut de paiement semble élevée à court ou moyen terme. Ce qui conduirait à un enchainement imprévisible d’évènements, pouvant conduire à une sortie de la zone euro et à une répudiation unilatérale de la dette. Ce scénario aurait évidemment un cout financier direct pour la zone euro (environ 300 milliards d’euros si on cumule la dette publique grecque vis-à-vis des États européens et la balance TARGET2 de la Grèce au sein de l’Eurosystème, auxquels pourraient s’ajouter des défauts du secteur privé). Mais le cout le plus important pour la zone euro est de nature institutionnelle et politique : une fois levé le principe de l’irréversibilité de l’euro, c’est tout l’édifice de la monnaie unique qui pourrait s’effondrer. L’euro perdrait en crédibilité, devenant un club où l’on peut entrer et sortir à sa guise. Les pays déficitaires seraient soumis à des attaques spéculatives. Les pays excédentaires pourraient être tentés de sortir, le défaut grec sur la balance TARGET2 donnant des arguments à ceux qui, en Allemagne notamment, considèrent que l’euro incorpore déjà trop de mécanismes de mutualisation. Et les candidats à l’entrée dans l’euro seraient sérieusement refroidis devant si peu de cohésion au sein de la zone monétaire.
La meilleure solution, pour les Grecs comme pour la zone euro, est donc une restructuration de la dette, qui devrait être menée à bien dès que possible. Dans nos simulations, nous étudions un scénario où la dette grecque serait ramenée dès aujourd’hui à 100 % du PIB (soit une décote de 43 % du montant nominal), avec un moratoire sur les remboursements jusqu’en 2020. Dans ce cas, le problème de soutenabilité de la dette grecque serait résolu, puisque les surplus budgétaires primaires à dégager sont alors nettement plus réalistes, et aucun financement nouveau n’est nécessaire de la part des autres États européens (ce qui confirme les déclarations de Yanis Varoufakis à ce sujet). Avec les marges fiscales nouvellement dégagées, la Grèce pourrait en outre adopter un des mesures de relance destinées à résorber la crise sociale et à amorcer un redémarrage économique.
Bien sûr, la restructuration de la dette ne résoudra pas tous les problèmes. L’enjeu de long terme pour la Grèce est la reconstruction d’un appareil productif performant, permettant notamment de réduire la dépendance aux importations. Néanmoins, la restructuration est une condition nécessaire pour permettre à l’économie grecque de retrouver de l’oxygène. La dette est insoutenable, et il faut dorénavant l’acter, comme cela a été fait pour de nombreux pays dans l’Histoire. Ne pas reconnaitre cette réalité, et s’entêter à vouloir faire porter aux Grecs un fardeau trop lourd pour leurs épaules, c’est prendre le risque de la désagrégation de la zone euro, et c’est discréditer encore un peu plus une idée européenne déjà bien écornée par des années d’austérité et de déficit démocratique.
[1] | La possibilité d’une sortie de la zone euro est également discutée, mais sans donner lieu à un chiffrage, compte tenu des incertitudes radicales associées à une rupture de l’union monétaire. |