Interview pour Atlantico
Atlantico : Au cours d'un « Sommet du Sud » ce vendredi 9 septembre à Athènes ayant réuni la Grèce, la France, l'Italie, l'Espagne, le Portugal, Malte et Chypre, la question des plans de relance économique a été évoquée. Ce lundi 12 septembre, le Président de l'Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem a fait part de son agacement à l'égard de la Grèce, concernant l'avancée des réformes, en déclarant « l’été est fini, il faut remballer le matériel de camping ». Au regard de l'intensité de la crise qui a fait chuter le PIB grec de plus de 25% depuis 2008 et des mesures proposées, est il possible de croire en une réelle et rapide amélioration de la situation du pays ?
Sébastien Villemot : L’économie grecque a effectivement subi un choc d’une violence inouïe, avec plus d’un quart de l’économie détruite entre 2008 et 2013. La crise est également sociale, politique et même sanitaire, et on trouve peu de précédents similaires en temps de paix pour une économie avancée. Cette situation est la conséquence de la crise financière de 2007-2008, puis des plans d’austérité drastique imposés par les institutions européennes et le FMI à partir de 2009.
Depuis la mi-2013, l’économie fait du surplace : la situation ne s’aggrave plus, sans pour autant que ne commence à être rattrapé le terrain perdu depuis 2008. Cette accalmie dans la crise coïncide précisément avec une nette inflexion dans le processus d’ajustement budgétaire, devenu moins violent à partir de 2013. Cela tend d’ailleurs à confirmer que ce sont bien les plans d’austérité aveugle qui ont aggravé le mal qu’ils étaient censés guérir.
Malheureusement, il y a lieu d’être inquiet pour l’avenir. Non seulement il est illusoire d’attendre un redémarrage spontané de l’activité vu l’état de faiblesse extrême de l’économie, mais les exigences des créanciers vont immanquablement relancer la crise, car elles procèdent toujours des mêmes logiques dont l’échec est pourtant démontré.
Les créanciers demandent ainsi de nouvelles mesures d’austérité (baisse des retraites, hausses d’impôts, baisse du traitement des fonctionnaires) pour un montant de 3 % du PIB à l’horizon 2018. Compte tenu de l’état dépressif de l’économie grecque, qui implique un multiplicateur budgétaire élevé, cela ne peut qu’entrainer une nouvelle baisse du PIB de plusieurs points.
La Commission Européenne se veut pourtant optimiste et table sur une croissance de 2,7 % en 2017 puis 3,1 % en 2018. Il est difficile de prendre ces prévisions au sérieux, compte tenu des erreurs systématiques par le passé : ainsi, au printemps 2011, la Commission prévoyait une croissance de 1,1 % en 2012 ; celle-ci fut finalement de −7 % !
L’erreur de la Commission est toujours la même : elle affirme que les « réformes structurelles » qui accompagnent le plan d’austérité (démantèlement du droit du travail, augmentation de la concurrence sur les marchés des biens, privatisations) devraient « restaurer la confiance » et compenser les effets négatifs de l’austérité budgétaire. Mais à court terme ces mesures sont au mieux inutiles, au pire contre-productives. Par exemple, une libéralisation du marché du travail entraine des baisses de salaires, donc une contraction de la demande intérieure et finalement de l’économie dans son ensemble. Par ailleurs, le programme de privatisations, d’une ampleur sans précédent, pose de sérieux problèmes du point de vue de la souveraineté et de la défense de l’intérêt général.
Sur le long terme, quelles seront les conséquences de cette fragmentation du PIB ? En juillet dernier, la banque de Grèce indiquait que 427 000 personnes de 15 à 64 ans avaient quitté le pays. Entre économie et capital humain, la Grèce n'est-elle pas d'ores et déjà dans l'incapacité de se rétablir ?
Le potentiel productif d’un pays dépend de trois facteurs : la population active, le stock de capital fixe (privé et public), et le niveau technologique. Mettons de côté la technologie, qui est une variable plus mondiale que nationale.
Alors que la population grecque était en augmentation jusqu’en 2011, la tendance s’est inversée depuis. En cinq années, la Grèce a perdu 330 000 habitants, sur environ 11 millions, soit une baisse de 3 %. Tous les indicateurs sont au rouge. Le taux de natalité est passé de 10,6 ‰ en 2009 à 8,5 ‰ en 2014 ; cela correspond certes à une tendance historique, mais ce mouvement très rapide reflète également les inquiétudes liées au futur du pays. Le taux de mortalité à lui augmenté de 9,8 ‰ en 2009 à 11,2 ‰ en 2014, symptôme de la crise sanitaire que traverse le pays. Enfin, le solde migratoire est devenu négatif à partir de 2010, avec un pic à −66 000 en 2012 ; si une partie de ces flux correspond à des mouvements de population habituels, il est néanmoins clair que la Grèce connaît actuellement une importante vague d’émigration qui affecte son potentiel à long terme.
D’autant plus qu’il n’y a pas que le nombre de travailleurs qui importe, mais également leur niveau de qualification. Or, ce sont généralement les plus diplômés qui émigrent, car ils ont plus d’opportunités de mobilité. Tandis que, parmi ceux qui restent, le chômage de masse (autour de 25 %) fait des ravages : une longue période de chômage entraîne une déqualification, qui diminue la productivité future de ces travailleurs lorsque ceux-ci retrouveront un emploi.
Du côté du stock de capital fixe, la situation est encore plus inquiétante. Le niveau des investissements, publics comme privés, a été divisé par trois entre 2007 et 2015 ! Le taux d’investissement est à un plus bas historique. Cela signifie que l’appareil productif du pays, machines et infrastructures, est en voie d’usure et d’obsolescence rapide.
Chaque année supplémentaire d’austérité contribue donc à miner durablement le potentiel productif du pays. Il faut d’urgence mettre fin à cette situation pour éviter que la Grèce ne se retrouve projetée des décennies en arrière.
Au regard d'un tel choc, quelles sont les véritables mesures dont la Grèce aurait besoin pour que ses perspectives d'avenir s'améliorent, et ce, dans un délai raisonnable ? Quel est l'horizon permettant de croire à un retour de ceux qui ont quitté le pays ?
Il faut commencer par arrêter les plans d’austérité budgétaire, qui n’ont aucune rationalité économique dans le contexte actuel. La priorité doit aller à la reconstruction de l’appareil productif, ce qui passe par une politique industrielle offensive.
Une telle perspective semble cependant impossible à concrétiser tant que la Grèce reste dans la zone euro. D’une part, l’euro est surévalué d’environ 30 % pour la Grèce : la seule façon pour cette dernière de regagner en compétitivité est donc la « dévaluation interne », mais cela a un impact récessif considérable. D’autre part, la BCE et l’Eurogroupe ont montré en 2015 qu’ils étaient prêts à imposer un blocus monétaire afin d’étouffer toute velléité d’appliquer une politique économique alternative.
La solution la plus raisonnable serait à ce stade d’obtenir une sortie négociée de la zone euro (mais pas de l’Union Européenne, car les Grecs tiennent à leur ancrage européen). La Grèce retrouverait des marges de manœuvre budgétaire et monétaire, lui permettant de regagner en compétitivité et de financer sa réindustrialisation. Une restructuration substantielle de la dette permettrait de ramener celle-ci à un niveau soutenable (par exemple 100 % du PIB) : les créanciers y trouveraient également leur intérêt, car mieux vaut un petit débiteur en bonne santé qu’un gros débiteur insolvable. Et la perspective d’un nouveau départ permettrait de faire revenir les expatriés et d’encourager les entrepreneurs à investir.
Une telle solution demanderait de changer radicalement de paradigme. Elle peut paraître irréaliste. Mais faute d’envisager une sortie négociée, le risque d’une sortie en catastrophe reste plus présent que jamais, avec des conséquences bien plus terribles pour la Grèce comme pour le reste de l’Europe…