Plus de douze ans après le déclenchement de la crise financière mondiale, on pourrait avoir l’impression que l’économie est revenue à la normale, et qu’elle se porte même plutôt bien : les États-Unis croissent de façon ininterrompue depuis plus de dix ans, ce qui correspond à leur plus longue phase d’expansion depuis au moins 1854 ; la zone euro, qui était au bord de l’explosion en 2012, semble avoir retrouvé un certain degré de stabilité et de cohésion ; la Chine a réussi à construire son propre modèle de développement, pour devenir un rouage central du système économique mondial et son principal moteur de croissance.

Cependant, lorsqu’on adopte une perspective de long terme et qu’on analyse les facteurs qui sous-tendent ce succès apparent, le tableau apparaît radicalement différent, et les signes de fragilité s’avèrent nombreux.

La croissance perdue

À l’arrière-plan de tous les évènements économiques récents se trouve un changement structurel profond, aux implications considérables : le déclin de la croissance dans les économies avancées depuis les années 1970.

De tous les indicateurs économiques, la croissance est incontestablement le plus scruté. Elle mesure l’augmentation du volume des biens et services produits dans une économie. En termes plus techniques, elle se définit comme la variation annuelle en pourcentage du produit intérieur brut (PIB). Il est d’usage de considérer qu’une économie est saine lorsqu’elle croît rapidement, tandis qu’elle est malade si elle a un taux de croissance faible voire négatif.

De ce point de vue, il y a clairement un malaise dans les économies avancées : alors que leur croissance annuelle était en moyenne de 5 % pendant les années 1960, celle-ci a chuté à 3 % dans les années 1980, puis à 2,5 % dans les années 2000, pour s’établir à un piètre 1,5 % dans les années 2010 [1]. En particulier, après la crise financière mondiale de 2007-2008 et la récession qui s’en est suivie, la reprise a été singulièrement poussive en comparaison historique.

La cause de ce ralentissement continu de la croissance ne fait pas consensus parmi les économistes. D’après l’économiste américain Robert Gordon, les découvertes les plus significatives en termes de bien-être auraient déjà été faites (rail, électricité, moteur à essence, avions, téléphone, vaccins et antibiotiques…), tandis que les innovations de ces dernières décennies seraient nettement moins révolutionnaires par comparaison. Selon une théorie alternative, beaucoup d’innovations récentes seraient en réalité inadaptées à une économie essentiellement basée sur la propriété privée et les marchés : on peut par exemple penser à Wikipédia, au mouvement du logiciel libre, et plus généralement à toute l’économie de la connaissance, dont le potentiel s’exprime plus aisément dans une économie du partage que dans un régime de propriété intellectuelle restrictif.

Quoi qu’il en soit, la vision dominante est que la croissance économique est souhaitable, puisqu’elle conduit à l’augmentation du niveau de vie de la population. Il y a bien entendu une part de vérité dans cette affirmation, en particulier lorsqu’on considère les pays les plus pauvres, où les besoins matériels élémentaires ne sont pas satisfaits pour une large part de la population. Il est clair que ces pays ont cruellement besoin de croissance. Néanmoins, la croissance ne doit pas être recherchée à tout prix, et elle ne doit pas non plus être vue comme un indicateur de bien-être. D’une part, diverses activités socialement ou écologiquement destructrices contribuent à la croissance du PIB (la fabrication d’armes, la publicité, la déforestation, l’obsolescence programmée) ; d’autre part, de nombreuses activités utiles et créatrices, dans la mesure où elles se déroulent hors de la sphère monétaire, ne sont pas comptabilisées dans le PIB.

Au-delà d’un certain niveau de développement, la croissance peut même devenir nocive. Il est manifeste que notre obsession pour la croissance n’est pas écologiquement soutenable. Nous avons déjà atteint le point où nos demandes matérielles excèdent les ressources de la planète ; et jusqu’à présent, la croissance économique a toujours conduit à une augmentation de ces demandes. De ce point de vue, le déclin progressif de la croissance que nous observons dans les économies avancées est une bonne nouvelle. La décroissance de certains secteurs (industries extractives, agriculture intensive, transports) sera même nécessaire afin de rétablir l’équilibre écologique de la planète.

Un néolibéralisme instable

Si la disparition de la croissance est souhaitable d’un point de vue écologique, quelles sont ses conséquences sur la cohésion sociale et la stabilité économique ? Dit autrement, notre système économique peut-il s’accommoder d’une très faible croissance, voire d’une absence de celle-ci ? Un capitalisme stationnaire est-il possible ? De nombreux éléments incitent à en douter. La logique même du système est d’« accumuler pour accumuler », comme le disait déjà Karl Marx [2]. C’est la perspective de marchés et de profits en expansion qui attire les investissements productifs, sous la forme de participations ou de prêts financiers. Dès lors que le moteur de l’accumulation perd de sa puissance, l’instabilité inhérente au système ne peut plus être contenue, et une crise structurelle devient inévitable.

Vers la fin des années 1970, lorsque la croissance commença à décliner rapidement, entraînant les taux de profit dans sa chute, une contre-offensive idéologique et politique fut initiée par les détenteurs de capitaux, désireux de restaurer leurs revenus. Les salaires furent comprimés, les droits des travailleurs furent rognés, et les règlementations encadrant la finance assouplies, inaugurant ainsi l’ère du néolibéralisme. Ces politiques ont atteint leur objectif, puisque les profits se sont redressés, mais le coût social en fut très élevé, avec une explosion du chômage, un approfondissement des inégalités et un développement de la pauvreté.

Ce nouveau régime économique se caractérise également par un secteur financier plus large et plus puissant — un processus connu sous le terme de « financiarisation ». Dans un contexte de faible croissance, les opportunités d’investissement rentables dans l’économie réelle se font de plus en plus rares, et les masses de profits générées restent donc au sein de la sphère financière, à la recherche de rendements plus élevés par le biais de la spéculation. Des bulles financières sont ainsi créées, sachant que celles-ci doivent inévitablement éclater : en dernier ressort, la sphère financière ne peut pas croître plus vite que l’économie réelle, et toute tentative de déconnecter les deux est nécessairement de courte durée. L’ère néolibérale a ainsi connu une succession sans précédent de crises financières. Dans les seules économies avancées, on peut citer : le lundi noir de 1987, la crise des savings and loan aux États-Unis, l’éclatement de la bulle immobilière et boursière au Japon au début des années 1990, la bulle internet de 2000-2002, la crise financière mondiale de 2007-2009, la crise de la dette de la zone euro en 2009-2014…

Outre la croissance faible et l’instabilité financière, une autre tendance structurelle du régime économique actuel est la montée progressive des tendances déflationnistes. Celles-ci se caractérisent par de faibles augmentations des prix, voire, dans le cas de la déflation proprement dite, par la baisse des prix. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène : la faible demande d’investissement, l’intensification de la compétition sur les marchés mondiaux, le vieillissement de la population, ou encore la nécessité pour les agents économiques de réduire leurs dépenses afin de rembourser leurs dettes, dans le sillage des crises financières. La déflation peut entraîner l’économie dans une spirale descendante auto-entretenue : sachant que les prix vont diminuer, les consommateurs et les entreprises repoussent leurs achats, ce qui a pour effet d’aggraver la contraction de l’économie, renforçant en retour les tendances déflationnistes.

Le syndrome japonais se répand partout dans le monde

Au fil des années, crise après crise, les banques centrales sont devenues la dernière ligne de défense du système. Parce qu’elles détiennent le pouvoir de créer de la monnaie ex nihilo, la Réserve fédérale états-unienne, la Banque centrale européenne et la Banque du Japon, entre autres, ont joué un rôle crucial pour éviter un effondrement pur et simple. Au Japon depuis les années 1990, et en Europe et aux États-unis depuis 2008, elles ont injecté de gigantesques quantités de monnaie dans le système financier, prêtant gratuitement aux banques privées (politique de taux d’intérêt nul) et soutenant les prix de diverses catégories d’actifs par des achats massifs sur les marchés financiers (le fameux « assouplissement quantitatif »).

Dans une large mesure, ces institutions ont jusqu’à présent réussi à maintenir à flot le système financier international. Mais il devient de plus en plus clair que leur pouvoir atteint maintenant ses limites, et que leurs actions radicales ont des effets indésirables qui à leur tour engendrent de nouvelles sources d’instabilité.

Depuis l’explosion de sa bulle immobilière, le Japon se débat contre la stagnation et la déflation. Les années 1990 ont ainsi été surnommées la « décennie perdue ». La Banque du Japon a pris des mesures énergiques, devenant la première à appliquer la politique de taux d’intérêt nul dès 2001, puis rachetant une part significative de la dette du pays et même du marché des actions. Plus récemment, le premier ministre Shinzo Abe a recouru à des politiques économiques peu orthodoxes, surnommées les « Abenomics ». Mais la situation ne s’est quasiment pas améliorée : ces efforts n’ont pas permis de redynamiser la croissance ni de sortir le pays de la déflation.

Depuis la crise financière de 2007-2008, la zone euro est maintenant touchée par les mêmes problèmes que ceux qui affectent l’économie japonaise depuis près de trois décennies. Dans les cercles de décideurs et d’économistes, un nom a même été donné à cette combinaison de croissance anémique, de tendances déflationnistes et de taux d’intérêt nuls ou négatifs, qui semble se répandre comme une maladie incurable : la « japonification ».

Dans ce contexte, le stimulus monétaire fourni par les banques centrales agit comme une drogue sur les marchés financiers ; il apporte un soulagement immédiat, mais il entretient une addiction. Comme des toxicomanes, les marchés en sont devenus dépendants, et ils ont besoin de toujours plus. Les banques centrales se retrouvent ainsi piégées, dépourvues de toute marge de manœuvre. Elles ne peuvent pas « retirer la perfusion », au risque de déclencher une crise financière ; mais dans le même temps, leur politique engendre des effets indésirables de plus en plus nombreux.

La prochaine crise en gestation

La profitabilité des banques commerciales est aujourd’hui en berne, car celles-ci ne peuvent pas répercuter intégralement les baisses de taux sur les petits épargnants, par crainte de perdre leurs clients. L’argent facile et bon marché alimente diverses bulles d’actifs, ce qui conduit à une mauvaise allocation des ressources et à des prises de risque excessives. D’énormes quantités de dette s’accumulent du fait des taux d’intérêts ultra-bas : en 2017, la dette mondiale (tant publique que privée) s’est établie au niveau record de 184 000 milliards de dollars (plus de deux fois le PIB mondial) ; il s’avère par ailleurs que les économies les plus riches sont aussi les plus endettées [3].

Mais le symptôme le plus inquiétant du malaise économique général est probablement la situation sur les marchés obligataires, dont une part importante affiche des taux d’intérêt négatifs. En août 2019, les obligations à taux négatif représentaient ainsi 16 000 milliards de dollars, soit environ 30 % du total mondial [4]. Cela va à l’encontre du bon sens économique : de nombreux investisseurs prêtent, littéralement, pour moins que rien. Autrement dit, ceux-ci sont tellement peu confiants dans l’avenir qu’ils préfèrent perdre de l’argent de façon certaine, plutôt que d’investir dans l’économie réelle et d’en retirer un bénéfice potentiel.

Les décideurs et les économistes du courant dominant s’inquiètent de plus en plus de la situation et sont perplexes face à leur incapacité à reprendre le contrôle. Lawrence Summers, professeur d’économie, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton et conseiller économique de Barack Obama, a ainsi récemment déclaré : « Une économie monétaire qui s’apparente à un trou noir, c’est-à-dire des taux d’intérêt bloqués à zéro sans réelle perspective de sortie, voilà ce que les marchés anticipent en Europe et au Japon, où les rendements sont quasi-nuls ou négatifs à l’horizon d’une génération. Les États-Unis se retrouveront dans la même situation dès la prochaine récession. » [5]

En d’autres termes, la japonification de l’économie mondiale est bien avancée. Elle deviendra même universelle dès le prochain retournement cyclique. Entre les tensions commerciales sino-américaines, les ralentissements allemand et chinois, les retombées du Brexit, les tensions géopolitiques au Moyen-Orient, et l’endettement mondial record, il y a de nombreuses raisons de penser que ce retournement pourrait intervenir rapidement. Et, dans la mesure où les banques centrales ont déjà épuisé l’essentiel de leurs munitions, la crise qui s’ensuivra sera encore plus violente que la précédente.


[1]Calculs de l’auteur sur des données du FMI (World Economic Outlook, octobre 2019).
[2]Karl Marx, Le Capital, livre premier, section VII, chap. 24.
[3]New Data on Global Debt”, blog du FMI, 2 janvier 2019.
[4]Japanification: investors fear malaise is spreading globally”, Financial Times, 27 août 2019.
[5]@LHSummers, Twitter, 22 août 2019.