Interview pour Atlantico

Atlantico : Selon les conclusions d'une étude relayée mercredi 4 mai par le site allemand Handelsblatt, moins de 5 % des 215,9 milliards d'euros reçus par la Grèce dans le cadre de ses deux premiers plans de sauvetage sont arrivés dans les caisses de l'État. Le reste de cette somme aurait servi à rembourser des dettes antérieures, et à recapitaliser les banques grecques, assurent les auteurs d'une étude. Comment expliquer cette situation ? En quoi était elle prévisible dès le début des opérations ? Qu'est ce que cela traduit de la stratégie européenne menée en Grèce ?

Sébastien Villemot : Le « péché originel » remonte au printemps 2010, lorsque la crise des dettes souveraine fait rage en zone euro. La Grèce est alors le pays le plus en difficulté, avec un énorme déficit public, une dette qui dépasse les 120 % du PIB et un accès de plus en plus difficile aux marchés financiers.

Il aurait alors fallu procéder à une restructuration de la dette publique, en mettant à contribution les banques, qui avaient prêté sans sourciller à des gouvernements grecs corrompus et clientélistes. En outre, comme le système financier était collectivement responsable de la dégradation des comptes publics, ayant déclenché la crise économique de 2007-2008, il était normal qu’il porte une part de l’ajustement à ce titre. En contrepartie, les partenaires européens auraient dû exiger une réforme profonde de l’administration grecque et un renouvellement de la classe politique, pour mettre fin aux errements du passé.

Les dirigeants européens, Sarkozy et Merkel en tête, ont toutefois fait un choix radicalement différent lors de ce printemps 2010. Soucieux d’épargner les banques françaises et allemandes qui détenaient une bonne partie de la dette grecque, ils choisirent de repousser le problème en mettant la Grèce sous perfusion financière, le temps que les banques privées se désengagent. Quelques années plus tard, les États européens étaient devenus les principaux créanciers de la Grèce, tandis que les banques s’en étaient tirées à bon compte.

Depuis lors, les dirigeants européens tentent de masquer le caractère insoutenable de la dette publique grecque, pour ne pas avoir à acter une perte financière et payer le prix politique de leurs erreurs passées. C’est pourquoi la dette grecque est devenue une véritable « pyramide de Ponzi » : chaque nouveau prêt sert à rembourser le précédent, tandis que le fardeau croît avec la charge d’intérêts et l’effondrement de l’économie… jusqu’au jour où les choses ne seront plus tenables.

Alors que la crise grecque a éclaté il y a maintenant 6 années, peut-on considérer que les contribuables européens, pensant sauver la Grèce, ont, en réalité participé, au sauvetage des banques ? S'il est difficile de s'étonner de voir les banques défendre les intérêts, comment interpréter les choix réalisés par les États pour en arriver à de telles solutions ?

Voir des États défendre les intérêts de leur système bancaire domestique n’est en soi guère surprenant. À l’ère de la mondialisation néolibérale, les élites financières ont atteint un tel niveau de pouvoir économique et symbolique qu’elles peuvent aisément influencer les décisions du politique : soit directement, du fait de l’endogamie entre dirigeants politiques et cadres de la finance, soit indirectement, en usant de leur position hégémonique dans le champ idéologique. Cette évolution est particulièrement visible en France, dont l’économie est très financiarisée, avec plusieurs banques de taille systémique. La nomination d’un ancien dirigeant d’une banque privée à la tête de la Banque de France est d’ailleurs symptomatique de cette « capture » de la puissance publique par des intérêts privés.

Pour en revenir à la Grèce, il faut beaucoup de mauvaise foi pour affirmer que les trois plans dits « d’assistance financière » ont permis de la sauver. Avec un quart de l’économie détruite entre 2009 et 2014, un taux de chômage à 24 % et des indicateurs sociaux et sanitaires qui se sont dégradés de façon alarmante, elle a subi un choc qui est véritablement sans précédent dans l’Europe de l’après-guerre.

Car c’est là que se situe la deuxième erreur dans le dossier grec : non contents d’avoir refusé de restructurer la dette à temps, les dirigeants européens ont imposé une stratégie de remboursement absurde, car strictement basée sur des politiques d’austérité. Or, la théorie économique élémentaire nous enseigne qu’une compression des dépenses publiques et des salaires dans un contexte de sous-emploi ne peut conduire qu’à une aggravation de la situation économique. C’est ce qui s’est malheureusement réalisé, conduisant à une violente contraction de l’économie, qui est pourtant la base de remboursement.

Par conséquent, ces politiques ont même échoué à faire baisser le ratio de dette sur PIB…

Si la stratégie suivie n’a pas de rationalité économique, c’est donc qu’elle sert d’autres objectifs, qui sont de nature politique et idéologique. Il s’agit d’imposer un récit qui désigne les États-providence comme responsables de la crise, afin d’imposer leur amaigrissement et d’ouvrir de nouveaux espaces à la marchandisation. Toute explication alternative de la crise des dettes souveraines (financiarisation, défaillance architecturale de la zone euro, déficit démocratique et corruption de l’oligarchie) est délibérément écartée du discours institutionnel.

Alors que la question d'une remise de la dette grecque semble aujourd’hui d'actualité, quels sont encore les blocages existants en Europe ? Au regard du contexte économique, le remboursement de la dette grecque est-il réellement envisageable, ou s'agit-il d'une utopie ?

Il faut clairement dire que la dette publique grecque, qui atteint aujourd’hui 180 % du PIB, ne sera pas remboursée, en tout cas pas dans son intégralité. Cela demanderait de maintenir un effort budgétaire considérable, de l’ordre de 3 à 4 % de surplus primaire sur plusieurs décennies, ce qui est sans précédent historique et donc irréaliste à la fois économiquement et politiquement.

La rationalité consisterait à adopter une stratégie économique totalement différente, qui pourrait reposer sur les 3 piliers suivants : annulation partielle de la dette (par exemple vers 100 % du PIB) ; politique de réindustrialisation (en lieu et place des politiques d’austérité) ; réforme fiscale (favorisant la justice sociale et l’efficacité de la collecte).

Malheureusement une telle réorientation a peu de chances de se produire, notamment parce que l’opinion publique allemande est hostile à toute remise de dette. Un nouveau point de tension, encore plus violent que celui de juillet 2015, surviendra donc inévitablement. Il est difficile d’en prédire la date et l’issue, car cela dépend fortement de la dynamique politique en Grèce. Mais un défaut sur la dette et une sortie de la zone euro restent tout à fait possibles, et ce pourrait d’ailleurs être la meilleure solution pour ce pays, compte tenu de l’absence de perspectives positives au sein de l’Union monétaire. La construction européenne en paierait toutefois un prix politique particulièrement élevé.